La notion de programme à travers les textes prophétiques

Par Françoise Gay
Publication en ligne le 19 septembre 2023

Texte intégral

1La question de « programme » a été évoquée en janvier 2021 lors d’une intervention au cours d’un colloque en visioconférence1 ; elle a entrainé une suite de réflexions appliquées à mon champ de recherche, les inscriptions inspirées plus ou moins directement des livres prophétiques du xe au xiiie siècle2. Cette interrogation sur le « programme » s’inscrit dans les tendances actuelles de la recherche en épigraphie médiévale. Si l’on a principalement cherché à comprendre les sources des citations bibliques à travers la patristique et la liturgie, on envisage désormais la question des matériaux, des techniques, des emplacements et bien d’autres éléments ; bien plus encore, c’est la finalité de ces textes qui est devenu le centre d’attention de la recherche. Le terme « programme », qui n’existait pas à l’époque qui nous concerne, a plusieurs sens dont le plus intéressant ici est certainement le sens didactique : « ensemble ordonné des opérations nécessaires et suffisantes pour obtenir un résultat »3. Le résultat, c’est ce que l’on veut exprimer, c’est la volonté de dire, de faire connaître des faits essentiels et il faut approfondir la réflexion sur la façon plus ou moins directe d’atteindre cet objectif.

2Cette réflexion se base sur un ensemble de données formant un corpus, hélas non exhaustif, d’inscriptions citant plus ou moins exactement des versets prophétiques. Les réalisations du Moyen Âge central sont le cœur du corpus rassemblé au fil des années, mais on prendra en compte ici des œuvres des deux siècles suivants, dont l’inventaire est en cours. Quelques ensembles prophétiques plus tardifs seront parfois cités, mais ils sont souvent difficiles à repérer, fréquemment immergés dans les décors baroques foisonnants. Ce sont généralement les prophètes eux-mêmes, représentés en buste ou en pied, qui montrent des phylactères où figure un verset biblique. On trouve des représentations de prophètes dans tous les domaines artistiques (sculpture monumentale, peinture murale, mosaïque, vitrail, orfèvrerie). Les prophètes peuvent être le sujet principal d’un panneau ou d’une sculpture, mais ils peuvent aussi compléter un ensemble d’images, placés dans des écoinçons ou dans des bandeaux peints entre des représentations bibliques, comme on le voit sur l’ambon de Klosterneuburg (Autriche), ou dans la Crucifixion de San Marco à Florence4. Ces figures sont nombreuses durant les xiie-xiiie siècles, mais d’autres sont plus précoces. La tradition s’est poursuivie bien au-delà du xiiie siècle, et les textes se sont très vite diversifiés et éloignés de la tradition du xiie siècle. On retrouve des prophètes pour des réalisations tardives, telles que les statues des parties hautes de Santa Maria Maggiore à Bergame (Italie, xvie ou xviie siècle), ou encore l’arc de triomphe de Sainte-Françoise-Romaine où, à la place de la mosaïque disparue, deux prophètes peints en 1870 occupent les écoinçons, comme dans la tradition remontant à Saint-Côme-et-Damien5.

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Fig.1 : Bergame (Italie), cathédrale Santa Maria Maggiore (xviiie s. ?) (voir l'image au format original)

3Une première question s’impose : que faut-il reconnaître comme faisant programme ? Faut-il identifier un programme dès lors qu’une idée générale se fait jour dans un ensemble d’images ou bien lorsqu’on repère la volonté de mettre en évidence des versets bibliques précis, ou encore le désir d’énoncer un point de doctrine d’une façon originale ? Si le terme « programme » n’a pas été utilisé lors de l’établissement du corpus de prophètes sur lequel nous nous basons, d’autres termes, parfois employés pour éviter la répétition d’expressions, comme « ensembles de prophètes », peuvent prêter à confusion dans la mesure où il désigne un groupe de personnages et de textes dont le choix parait résister à l’interprétation. On réserve le terme « cycle » à un groupe de prophètes (et donc d’inscriptions) qui offre une continuité ou une organisation logique, même minimale. De la même manière, le terme « thème » est employé pour désigner le fait que tous les éléments d’un groupe d’inscriptions évoquent de façon plus ou moins précise un évènement comme la Nativité, une affirmation de la foi, Credo ou Apocalypse. Le programme quant à lui relève d’une volonté de démonstration ou d’affirmation de ce qui est l’essentiel de la foi chrétienne.

4L’appréciation de la notion de « programme » est encore compliquée par le fait que la plus grande partie des citations présentées par les prophètes sont mises en relation avec des événements du Nouveau Testament. Les prophètes ont en effet été cités par les Pères de l’Église et les théologiens dès les débuts du christianisme, suivant en cela l’exemple du Christ lui-même se référant aux Écritures. Saint Augustin, à maintes reprises, exprime cette continuité par la formule et in vetere novum lateat et novo vetus pateat6. Il s’agit de rappeler la Loi et de montrer la continuité entre les deux Testaments, en particulier en démontrant que l’essentiel des Évangiles, la vie du Christ et sa proclamation du Royaume de Dieu, sont déjà contenus dans l’Ancien Testament. Ce parallèle entre les deux Testaments a été utilisé abondamment, dans les homélies et les polémiques ou pseudo-polémiques entre les Chrétiens et les Païens, les Juifs ou les Hérétiques, chez Tertullien (150-220), Cyprien (200-258), et jusqu’à Pierre de Blois (1135-1203)7. Il faut garder en mémoire ce système de démonstration de la croyance chrétienne pour l’envisager à nouveau après l’examen de différents types d’ensembles prophétiques. Dans un certain nombre d’entre eux, l’évidence s’impose : il y a un programme strict et annoncé. Dans d’autres cas, si l’on peut aisément comprendre ce que sous-tend le choix des versets bibliques, le propos est nettement moins identifiable. Il faut enfin réserver une place aux textes inspirés d’une base biblique et d’une tradition plus ou moins rigoureuse que sont les Credo prophétiques et les double Credo, et dans une moindre mesure aux reprises plus précoces du Drame des Prophètes, pour lesquels la notion de « programme » rejoint celle de « cadre » ou de « source ». Nous verrons cependant que toutes les inscriptions prophétiques n’entrent pas dans ces catégories, et que pour nombre d’entre elles nous sommes réduits à des hypothèses quant à l’intention programmatique de l’écriture, certaines vraisemblables et d’autres moins.

Les programmes annoncés

5Certains ensembles prophétiques répondent à la mise en place de programmes annoncés. Une inscription, en prose ou en vers, exprime les intentions de l’artiste, ou du commanditaire plus sûrement, d’une façon claire ou à l’aide d’évocations.

Les œuvres contenant un texte-annonce

6Dans le cas précis des inscriptions prophétiques, il parait impossible de considérer dans tous les cas la typologie comme un programme puisqu’elle relève plutôt de la méthode dans l’interprétation des Écritures. Cependant, il est des œuvres pour lesquelles la mise en relation des événements de l’Ancien et du Nouveau Testament est annoncée avec un but à atteindre. Prenons l’exemple du vitrail de la Rédemption à Châlons-en-Champagne (France)8. Le panneau central est consacré à la Crucifixion ; y figurent, outre le Christ en Croix, la Vierge, saint Jean, le soleil et la lune. Sur les quatre lobes entourant la scène centrale sont représentés le Sacrifice d’Abraham, Moïse et le serpent d’airain, l’Église et la Synagogue. Des personnages et des scènes de l’Ancien Testament figurent autour du quadrilobe, dont David, Osée, Samson et Job. Un texte entoure la croix :

QVOD VET INTVLIT ALTER ADA TVLIT IN CRVCE FIXVS
Ce qu’a suscité le vieil Adam, l’autre Adam l’a porté par la Crucifixion.

7Cette phrase renvoie, d’une façon générale, aux textes et aux images préfigurant la Crucifixion qui entraine la remise des péchés de l’humanité : ce sont les paroles de Pilate que présente la Synagogue, tandis qu’Osée et David portent des phylactères où sont inscrits des textes vétéro-testamentaires repris dans la liturgie de la Semaine Sainte9. Il s’agit de la réalisation précise du principe de typologie.

8On peut trouver dans ce texte introductif des indications sur le nombre des témoignages qui vont être convoqués. Il s’applique généralement à l’ensemble des inscriptions et des images, mais parfois à une partie seulement du discours, comme pour la portion de l’autel de Mönchengladbach (Allemagne, 1160). Quelle que soit l’idée énoncée, elle renforce la signification des versets et des images. L’inscription de l’autel portatif du trésor des Guelfes réalisé et signé par Eilbertus entre 1150 et 1160 est particulièrement intéressante à ce sujet10. Sur les côtés de l’autel sont figurés des prophètes et des personnages de l’Ancien Testament considérés au Moyen Âge comme des figures prophétiques. Une inscription court sur le rebord inférieur de l’autel :

+ DOCTRINA PLENI FIDEI PATRES DVODENI
+ TESTANTVR FICTA NON ESSE PROPHETICA DICTA+

Les douze Pères, pleins de la doctrine de la foi,
Attestent que ne furent pas imaginaires les paroles prophétiques.

9Sur la partie horizontale sont représentés le Christ en Gloire, les symboles des Évangélistes et les douze apôtres :

+ CELITVS AFFLATI DE CRISTO VATICINARI
+HI PREDIXERVNT QVE POST VENTVRA FVERVNT

Un souffle venant du ciel, ils prophétisèrent au sujet du Christ :
Ils ont prédit ce qui devait dans l’avenir se produire.

10L’intérêt de ce texte provient tout d’abord de la force de la formulation. Les vers affirment clairement le rôle des prophètes et rendent le message identifiable par tous, même si seuls les clercs avaient sans doute accès à l’objet au cours de son utilisation liturgique. Ce qui frappe cependant dans ces phrases, c’est le fait que, sans être aussi simple que la phrase Quod vetus intulit de Chalons, elles pourraient être utilisées pour présenter toutes les œuvres où figurent des inscriptions prophétiques ; elles résument leur objectif, affirment la continuité des textes sacrés et la légitimité du Christ. Voilà donc un bel exemple de fonctionnement typologique, même si le parallélisme n’est pas systématique : les apôtres et les prophètes ne sont pas sur le même plan et leurs textes ne se répondent pas, comme nous verrons plus tard dans les doubles Credo.

11D’autres réalisations plus ou moins importantes sont expliquées en partie par les textes révélant leur organisation logique et significative, comme sur l’autel portatif de Mönchengladbach11. Les textes sont placés autour des représentations d’Abel, Abraham et Melchisédech. Ces trois personnages sont généralement reconnus comme des préfigurations du Christ et peuvent ici aussi évoquer la Trinité.

MVNERA
TERNORV ·
SIGNANT · HEC·
TRINA VIRORV ·
OB · NOS · OBLATV·
SVMMI · PATRIS ·
IN·CRVCE·
NATVM.

Ces triples offrandes des trois hommes sont le signe du Fils du Père Très Haut, offert pour nous.

12Une inscription entoure les représentations de l’Église, la Crucifixion et la Synagogue. Comme souvent à cette période, la Crucifixion est associée au triomphe de l’Église sur la Synagogue.

GAVDEAT
ECCLESIA
DIRA · DE ·MOR ·
TE REDEMTAː
LEGIS · SVMMA
PERIT · DV MVN
DV · VITA ·
REDEMIT

Que se réjouisse l’Église, rachetée d’une mort terrible.
La totalité de la Loi périt alors que la vie a racheté le monde.

13Ces textes, gravés sur l’autel destiné à célébrer l’eucharistie, rappellent des notions courantes ; l’allusion à la fin de la loi est contraire aux paroles du Christ, « Ne croyez pas que je sois venu pour abolir la loi ou les prophètes ; je suis venu non pour abolir, mais pour accomplir » (Mt V, 17), mais elle correspond à ce que suscitaient les évocations de l’aveuglement ou la chute de la Synagogue et le triomphe de l’Église.

14Parmi les ouvrages d’orfèvrerie où l’on discerne l’élaboration et la réalisation d’un programme, on peut citer un exemple célèbre avec le retable de Nicolas de Verdun à Klosterneuburg (1180)12. Dans le très long texte inscrit autour des trois panneaux, on lit l’explication de sa composition : la stricte division en trois parties superposées, Ante Legem, Sub Gratia et Sub Legem met en valeur la partie Sub Gratia consacrée à la vie du Christ13 :

QVALITER [A]ETATVM SACRA CONSONA SINT PERARATVM
CERNIS IN HOC OPERE MVNDI PRIMORDIA QV[A]ERE
LIMITE SVB PRIMO SVNT VMBR[A]E LEGIS IN IMO
INTER VTRVMQVE SITVM DAT TEMPVS GRACIA TRITVM
QV[A]E PRIVS OBSCVRA VATES CECINERE FIGVRA
ESSE DEDIT PVRA NOVA FACTORIS GENITVRA
VIM PER DIVINAM VENIENS REPARARE RVINAM
QV[A]E PER SERPENTEM DEIECIT VTRVMQVE PARENTEM
SI PENSAS IVSTE LEGIS MANDATA VETVST[A]E
OSTENTATA FORIS RETINENT NIL P[A]ENE DECORIS
VNDE PATET VERE QVIA LEGIS FORMA FVERE
QVAM TRIBVIT MVNDO PIETAS DIVINA SECVNDO.
ANNO MILLENO CENTENO SEPTVAGENO
NEC NON VNDENO GWERNHERVS CORDE SERENO
SEXTVS PREPOSITVS TIBI VIRGO MARIA DICAVIT
QVOD NICOLAVS OPVS VIRDVNENSIS FABRICAVIT

15De quelle manière les choses sacrées des âges résonnent, tu le vois gravé dans cette œuvre. Cherche les origines du monde dans la première limite. Les ombres de la loi sont dans la limite inférieure. Ce qui est inséré entre les deux donne, par la grâce, le troisième temps. Ce que les prophètes ont annoncé auparavant en figure obscure a rendu clair le nouvel engendrement du Créateur, qui est venu guérir par la puissance divine la chute qui, par le serpent, a chassé les deux géniteurs. Si tu pèses correctement les prescriptions de l’Ancien Testament, elles ne contiennent, vues de l'extérieur, presque rien de la parure, car il apparaît d'ici qu'elles n'étaient que le contour extérieur de ce Testament que la grâce divine a donné au second monde. En 1181, Wernher, le sixième prévôt, t’a consacré, Vierge Marie, le cœur joyeux, l’œuvre que Nicolas de Verdun a fabriquée14.

16C’est là que dans les écoinçons des arcs trilobés témoignent les prophètes. Le court texte biblique se résume le plus souvent à deux ou trois mots chargés d’évoquer une phrase de l’Ancien Testament ou de rappeler des versets bien connus qui automatiquement reviennent en mémoire du lecteur. À l’examen des différentes citations, on peut raisonnablement envisager qu’il s’agit d’un procédé mixte, complété par la présence de prophètes qui n’ont pas d’autres inscriptions que leur nom. À titre d’exemple, on peut citer le prophète David, représenté au-dessus de l’Annonciation avec un verset repris dans la liturgie de l’Annonciation et pour différents autres offices.

DAV
AVDI F
David. Écoute, ma fille (Ps XLV, 11).

17Ou encore Jérémie qui suit David, entre l’Annonciation et la Nativité.

IERE MIAS
FEMINA
Jérémie. La femme (Jr XXXI, 2215).

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Fig. 2 : Florence (Italie), Musée des Offices : Cimabue, Vierge à l’Enfant avec huit anges et quatre prophètes (entre 12080 et 1300) (voir l'image au format original)

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Fig. 3 : Florence (Italie), Musée des Offices : Cimabue, Vierge à l’Enfant avec huit anges et quatre prophètes. Détail du phylactère de David (voir l'image au format original)

18Dans les œuvres que nous venons de citer, les associations thématiques sont évidentes. Les inscriptions auxquelles nous allons maintenant nous intéresser sont plus complexes. Les fonts baptismaux d’Hildesheim en Allemagne (1230) présentent des images et des textes particulièrement recherchés, les représentations et les inscriptions se rapportant au Baptême, à travers des événements de l’Ancien et du Nouveau Testaments16. Ces éléments bibliques sont parfois utilisés directement, mais certains sont évoqués à travers leurs interprétations théologiques, comme l’a démontré Robert Favreau17. Le premier texte sur cet objet explique l’élaboration de l’ensemble iconographique et épigraphique sur un rythme quaternaire.

+QVATVOR · IRRORANT · PARADISI FLVMINA · MVNDVM
+VIRTVTES ·QV(E) · RIGANT ·TOTIDEM · COR · CRIMINE ·MVNDVM·
+ ORA ·PROPHETARVM· QVE ·VATICINATA· FVERVNT·
+ HEC ·RATA ·SCRIPTORES· EWANGELII ·CECINERVNT
Les quatre fleuves du paradis arrosent le monde.
Et autant de vertus baignent le cœur pur de péché.
Ce que les bouches des prophètes ont annoncé
Les écrivains de l’évangile l’ont célébré accompli18.

19Le tableau de cuivre rouge daté de 1180 et conservé à Chantilly était destiné à être émaillé et par la suite converti en reliure19. Il montre au centre une Crucifixion ; au-dessus, l’Ascension ; au-dessous les Saintes Femmes au tombeau. Tout autour de la plaque sont réparties des scènes bibliques. Le texte qui entoure les scènes centrales précise la pensée du concepteur.

+QVOD VETVS EXEMIT· NOVVS ADA·MORTE· REDEMIT = SVSCITAT·INDE·
DEVS : CORRVIT·VNDE·REVS·VITA REDIT·MORS·VICTA·PERIT·HOMO
SVRGE CREDIT·SVMAQUE : CV DNO· SCANDERE REGNA ·SVO20.
Ce que le vieil Adam a perdu, le nouveau le rachète par la mort. Dieu suscite le salut d’où le coupable avait tiré la chute ; la vie revient, la mort vaincue périt. L’homme croit qu’il ressuscitera et montera avec le Seigneur aux royaumes suprêmes.

20Dans cette composition, la concordance des Testaments est exprimée à la fois par les textes et les images : Isaïe, David Salomon et Jérémie sont accompagnés d’inscriptions alors que Moïse, Melchisédech et Abraham sont représentés comme d’autres personnages de l’Ancien Testament, dans des scènes bibliques. L’ensemble de l’œuvre est la démonstration de ce qui est annoncé.

Des programmes en lien avec la liturgie

21D’autres inscriptions peuvent entrer elles aussi dans la catégorie des programmes annoncés, même si l’annonce est implicite. C’est le cas des textes de certains vases sacrés ou d’autels. Les images et les inscriptions qui y figurent complètent la fonction liturgique. Nous avons déjà évoqué l’œuvre complexe que sont les fonts baptismaux d’Hildesheim, où toute la puissance d’évocation se révèle dans l’inscription pour exprimer ce qu’est le baptême. Il existe des modalités beaucoup moins complexes de relier le contenu à la fonction de l’objet, comme on peut le constater sur des objets destinés au sacrifice de l’eucharistie. La patène de Kalisz (Pologne, fin du xiie siècle) montre Isaïe, Paul, Habacuc représentés en buste sur les bords de la patène dont la partie centrale est occupée par une Crucifixion21. Tous les textes se rapportent à la Crucifixion et à l’Eucharistie, comme celui du phylactère d’Isaïe.

YSAIAS PPHETA
OBLATVS ∙ EST ∙ QVIA ∙ IPSE ∙ VOLVIT ∙ P ∙ P ∙ N ∙
Le prophète Isaïe. Offert, car il l’a voulu lui-même pour nos péchés (Is LIII, 7).

22Sur le calice d’Iber, un vase d’argent conservé à Hanovre (Allemagne) daté lui aussi du xiie siècle22, la partie centrale est occupée par une représentation de la Nativité autour de laquelle se tiennent quatre personnages barbus et nimbés, en buste. Un phylactère intégré à un bandeau qui fait le tour du calice se déroule devant chacun d’eux. L’image de la Nativité est ainsi complétée par des textes correspondant à l’événement, mais aussi par l’évocation des conséquences de cette naissance divine, la Passion et la Résurrection. La présence de Paul peut aussi renvoyer aux débuts de l’Église. Deux textes d’Isaïe évoquant la Nativité (Is VII, 14 et IX, 6) se retrouvent avec le verset d’Osée et celui de Paul :

Osée : ERO MORS TVA O MORS
Je serai ta mort, ô mort (Os XIII, 14).

Saint Paul : (CHRISTVS) RESVRG(E)NS A MORTVIS
Le Christ se relevant des morts (Rm VI, 9).

23Tous les versets bibliques cités sur ce calice se retrouvent dans la liturgie, les deux textes d’Isaïe étant repris pour l’Avent, la Nativité ou les fêtes de la Vierge tandis qu’Osée est cité le Samedi Saint et la lettre de Paul le mercredi après Pâques. Nous avons un autre exemple liturgique avec l’autel portatif de l’ancienne collection Martin Le Roy conservée à Paris (1052-1099), dont la pierre de consécration en marbre gris-vert est entourée de dix plaques émaillées représentant la Crucifixion et des personnages de l’Ancien Testament. Il s’agit d’une évocation des préfigurations du sacrifice du Christ célébré au cours du rite23. Melchisédech, identifié par une inscription, tient un pain et un calice. Une autre plaque illustre le sacrifice d’Isaac. Celui-ci est sur l’autel du sacrifice, le bélier sort du buisson et la main de Dieu apparaît dans le ciel :

ABRAHAM
CAPE·FILIVM̕·TVVM
Abraham. Prends ton fils (Gn XXII, 10).

24En examinant ces trois exemples, et si les références cultuelles sont évidentes, les programmes ne correspondent pas seulement à des textes d’usage liturgique mais aussi à des évocations très significatives à l’époque de leur création, parfois par un seul mot ou nom. Un personnage présentant un pain et un calice, accompagné du nom Melchisédech évoque bien sûr le personnage biblique, mais il est surtout la préfigure du Christ ; il est cité, comme les patriarches, dans le canon de la messe.

Des rapports d’une autre nature

25Dans cette catégorie des programmes annoncés non plus par une phrase directe mais par un agencement indirect de textes et d’images, on pourrait évoquer des monuments dont la façade ou une partie de la façade est ordonnée selon un programme soigneusement établi. On pense immédiatement à la façade de l’église de Fidenza (Italie) et sa composition en lien avec la maternité de la Vierge, où les deux prophètes David et Ézéchiel, placés dans des niches qui encadrent le portail, montrent des textes évoquant la porte close, tandis qu’images sculptées et textes en vers chantent la louange de Marie et de l’Enfant-Dieu24.

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Fig. 4 : Fidenza (Italie), Portail de la cathédrale San Donnino (voir l'image au format original)

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Fig. 5 : Fidenza (Italie), Portail de la cathédrale San Donnino. Détail de la statue d’Antelami, Ézéchiel, entre 1210 et 1218 (voir l'image au format original)

26Le portail de la cathédrale de Laon (France), consacré à la Vierge-mère, est moins immédiat, mais aussi explicite en ce qui concerne Marie25. Les inscriptions des voussures s’intègrent au programme global que désigne le nom de cette partie de la cathédrale. La Vierge à l’Enfant qui figure sur le tympan est entourée de voussures dont l’une est consacrée au témoignage du peuple juif sur la maternité de Marie, et l’autre au témoignage des Gentils. La troisième voussure est occupée par Ève, Daniel dans la fosse scellée, Gédéon, Moïse, Isaïe ou Ézéchiel, la porte fermée. Sur la quatrième voussure, les Gentils témoignent : une femme avec une licorne, Virgile dont la quatrième églogue des Bucoliques est considérée comme une annonce de la naissance du Christ, Balaam, puis la Sybille. Selon la tradition rapportée en particulier par Honorius dit d’Autun, la licorne ne se laisse capturer que par une vierge et se réfugie près d’elle. Dans l’exégèse chrétienne, la licorne serait le symbole de la conception virginale du Christ :

CAPITVR ---LEXVS
Elle a été prise, enlacée.

27D’après M.- L. Thérel, le premier mot de cette inscription serait le dernier mot de la légende rapportée par Honorius, alors que les dernières lettres exprimeraient l’enlacement de la licorne par la vierge, enlacement toujours mentionné dans la légende et traduit par le terme amplector. Pour la figure de Virgile, on lit :

IANO MITT
Déjà, une nouvelle… est tombée

28Il s’agit donc ici du septième vers de la quatrième églogue : Iam nova progenies caelo demittitur alto (« voici qu’une nouvelle génération descend des hauteurs du ciel »).

29Voyons pour terminer une œuvre pour laquelle on ne connaît pas de projet explicite, mais qui possède pourtant les caractéristiques des réalisations que nous venons d’évoquer. La croix de Bury St Edmunds (ou croix des Cloisters26) est une œuvre précieuse sur laquelle tous les phylactères, des prophètes comme des apôtres, portent des textes ayant trait d’une façon ou d’une autre, à la mort du Christ sur la Croix. Cette croix d’ivoire concentre ainsi 60 inscriptions, toutes liées à la Passion, la Rédemption, à la chute de la Synagogue et au triomphe de l’Église. On remarque que l’on trouve ici des versets de l’Ancien comme du Nouveau Testament, mais que ces derniers sont souvent des reprises de citations prophétiques. Le verset présenté par Pierre, parmi tous les autres, résume la pensée qui a présidé au choix des personnages représentés et de leurs textes. Pierre se présente comme un vieillard avec une longue barbe, en bas du médaillon central, à gauche. Il soutient son phylactère à deux mains :

[OM]NES : P[RO] PHE[TAE] · TE[STIMONI]V[M] P[ER]HIBENT
Tous les prophètes portent témoignage (Ac X, 43).

30Cette affirmation de Pierre pourrait d’ailleurs être considérée comme l’annonce d’un programme, même si ce phylactère ne se distingue guère des 59 autres et n’a pas un caractère de publicité plus marqué que les autres.

31Les œuvres que nous venons de citer sont des œuvres de distinction tant par les matériaux utilisés, la qualité du travail et la conception recherchée. D’une manière ou d’une autre, elles ont un usage liturgique (autels, croix, fonts baptismaux…) et s’inscrivent complètement dans la pratique rituelle. Il s’agit de réalisations exceptionnelles, très loin de représenter la majorité des œuvres médiévales qui font rarement preuve de composition aussi aboutie.

Des programmes, mais sans annonce

32Comment discerner l’existence d’un programme dans un ensemble d’inscriptions qui pourtant ne l’annoncent pas ? Ce groupe de programmes « non annoncés » réunit la grande partie des ensembles prophétiques, même si l’on peut souvent comprendre le sens recherché à travers les citations utilisées, ou bien parce que le sens est évident, ou parce que les versets bibliques se retrouvent fréquemment dans les inscriptions. Le problème est de savoir si l’on doit prendre en compte l’ensemble des citations ou se concentrer sur celles que l’on connaît ou dont on comprend la raison de la présence dans un ensemble donné ? Dans ce dernier cas, notre appréciation ne peut que rarement être objective puisqu’elle se base sur une familiarité, parfois trompeuse, acquise à travers la constitution du corpus.

33Un exemple permet de comprendre la difficulté ou l’impossibilité à discerner l’existence ou non d’un programme à partir des représentations et des textes utilisés. Sur la châsse des Trois Rois Mages à Cologne (Allemagne), on remarque une citation dont l’usage est très répandu : Cum venerit sanctus sanctorum cessabit unctio (Dn IX, 24 ainsi mentionné dans le Drame des prophètes)27. D’autres prophètes proclament les premiers versets de leurs livres (ou d’un autre livre, dans le cas de Jérémie qui propose une citation de Baruch). Enfin seul le nom figure sur les phylactères des huit derniers prophètes, comme dans de nombreuses œuvres moins connues. Est-ce que la présence de la citation de Daniel permet de dire qu’il s’agit par cette œuvre de suggérer la Nativité ?

34Malheureusement, il est souvent impossible de déterminer un fil directeur, même si on détecte une intention générale. Dans la plupart des ensembles, on reconnaît parmi d’autres citations des textes très fréquemment utilisés, comme le verset Ecce virgo d’Isaïe. La tradition liturgique nous dit que ce verset est une annonce de la Nativité, et l’association de ce verset à d’autres passages bibliques, authentiques ou réinterprétés, renforce cette identification. Pourtant, le texte biblique ou les versets repris essentiellement dans le Sermon de Quodvultdeus ou le drame liturgique qui en dérive ne sont pas utilisés uniquement pour évoquer la naissance du Sauveur : il peut s’agir aussi d’un hommage à Marie, à sa maternité et à sa virginité, ou même d’évoquer la vie du Christ annoncée par les prophètes. Si certains versets sont immédiatement compréhensibles, comme Ps XXII 17-18 Foderunt manus meas et pedes meos, dinumerare possum omnia ossa mea28, d’autres sont évocateurs, tel que le verset du livre des Juges Ponam hoc vellus lanae in area. Ces quelques mots suffisent à évoquer la virginité de Marie29. Rares sont cependant les ensembles totalement dédiés à un thème précis, et il faut bien souvent envisager des phénomènes de raccourci ou des bifurcations menant d’un sujet à l’autre, de la Nativité à la Passion, par exemple.

35Compte tenu de ces observations, on peut donc distinguer les ensembles dont la majorité des citations offrent une cohérence de ceux pour lesquels des textes respectent un thème et d’autres ne s’y conforment pas, et enfin des séries la logique de composition nous échappe. En ce qui concerne l’homogénéité des citations, il faut toutefois envisager que certains versets qui ne semblent pas s’intégrer à un ensemble ont pu, ont dû même, être évidents pour qui les a choisis ou écrits parce qu’issus d’une tradition locale, d’une réminiscence, d’une source encore à identifier. La question de programme préexistant se pose donc pour un petit nombre d’ensembles.

Un fil directeur évident

36La coupole de l’église Sainte-Marie de l’Amiral (ou Sainte-Marie de la Martorana) à Palerme (Italie) est, comme une grande partie de l’édifice, recouverte de mosaïques30. Au centre se trouve le Pantocrator. Dans le cercle autour de cette figure sont prosternés quatre archanges, Michel, Gabriel, Raphaël et Uriel. Huit prophètes en pied occupent les angles peu marqués de l’octogone du tambour. En partant de l’angle est, nous voyons Jérémie, Isaïe, David, Moïse, Zacharie, Daniel, Élie et Élisée31 :

Baruch : Hic est Deus noster, et non aestimabitur alius adversus eum…* (Ba III, 36).
Isaïe : Ecce virgo concipiet et pariet et vocabitur nomen ejus Emmanuel* (Is VII, 14).
David : Descendet sicut pluvia in vellus et sicut stillicidia stillantia super terram (Ps LXXII, 6).

37Les trois exemples cités ici évoquent la Nativité et la virginité de Marie mais, en même temps, le verset IX, 9 de Zacharie annonce l’entrée à Jérusalem ; cette dernière citation est cependant souvent utilisée dans les ensembles ayant trait à la Nativité. Le verset des Psaumes est cité parfois dans les textes de la controverse entre Juifs et Chrétiens. Il est employé pour évoquer la virginité de Marie tant par le texte que par sa représentation iconographique.

38Un autre exemple, plus complexe est celui de la voûte de la croisée du transept de la cathédrale Saint-Blaise de Brunswick (Allemagne) qui fait partie des huit cycles peints sur les voûtes de la cathédrale32. Comme l’organisation de cet ensemble, le décor de cette voûte a été soigneusement composé, formant une synthèse de l’histoire et de la foi chrétienne. La partie centrale est dominée par l’Agneau mystique autour duquel sont figurés la Nativité, la Présentation au Temple, le Chemin et le repas d’Emmaüs, les Saintes Femmes au Tombeau et la Pentecôte. À la base de la voûte, un mur crénelé interrompu régulièrement par des tours et des portes représente la Jérusalem céleste. Les apôtres apparaissent dans l’ouverture des portes ; ils tiennent des phylactères sur lesquels sont inscrits les articles du Credo, des prophètes présentant eux des phylactères évoquant la Cité céleste. Si l’intention n’est pas annoncée, il est évident que l’organisation de cette partie de la décoration et le choix des textes, comme l’ensemble des peintures des voûtes ont été soigneusement conçus, peut-être par l’artiste lui-même. Ici, le fil directeur évident comprend non seulement le choix des textes, mais aussi et surtout l’intégration de la décoration de cette voûte à un ensemble d’envergure.

ZACHARIAS
ET EFFVNDAM SVRER HABITATORES IERVSALEM SPIRITVM ・GRATIAE [E]T PRECVM
Zacharie. Je répandrai sur les habitants de Jérusalem la reconnaissance et la prière (Za XII, 10).

39La Grande Crucifixion (1441-1442), œuvre de Fra Angelico pour le couvent San Marco à Florence (Italie), se distingue des représentations classiques car le Christ et les deux larrons sont entourés par 17 saints33. La bordure du bas du tableau représente saint Dominique et 16 saints ou bienheureux issus de l’Ordre des Frères Prêcheurs. La bordure qui souligne l’arc de la voûte est également ornée de personnages en buste, comme on voit un peu partout en Ombrie et Toscane à cette période. Mais ici, fait assez rare dans ce type de représentation, tous les personnages portent un phylactère lisible. Aux deux extrémités de l’arc figurent deux non-juifs, Denys l’Aréopagite à gauche du spectateur et la Sybille d’Érythrée à droite. Entre les deux, sont répartis les bustes de Daniel, Zacharie, Jacob, David, le pélican, Isaïe, Jérémie, Ézéchiel et Job. On y remarque des textes uniques. Tout d’abord, le phylactère d’un personnage non identifié comporte les mots suivants :

DEVS NATURE PATITVR
Le Dieu de la nature souffre.

40On reconnaît dans cette figure Denys l’Aréopagite et dans les mots qu’il présente la phrase At Deus naturae patitur, aut mundi machina dissolvetur que l’on retrouve dans le Bréviaire pour la fête du saint (Nocturne II, lecture IV). Ces mots sont repris dans la Légende Dorée34. Le Pélican au sommet de l’arc est représenté nourrissant ses petits de son sang est accompagné du texte :

SIMILI FACTV VM PELLICANO SOLITUDINIS
Je suis comme le pélican du désert (Ps CII, 7).

41L’inscription se réfère à la fois au Psaume et au Physiologus. Selon ce dernier, le pélican nourrirait ses petits avec son sang, ce qui en fait au Moyen Âge, et bien plus tard, une image du Christ. Pour la figure de la Sibylle d’Erythrée, on lit :

SIBILLA ERYTHREA
MORTE MORIETVR TRIBVS DIEBVS SO(M)NO SVSCEPTOET TVNC
AB INFERIS REGRESSVS AD LUCEM VENIET PRIMVS
La Sybille d’Érythrée. Il est mort et après trois jours d’un sommeil accordé par la mort, il est revenu des enfers à la lumière, le premier.

42Ce texte fait partie des Oracles Sibyllins. Il ne s’agit pas ici d’un des vers de l’acrostiche parmi lesquels certains sont parfois cités parallèlement aux prophètes, mais d’un des vers sibyllins cités de façon isolée par Lactance et réunis par Augustin en complément de la reprise des vers semblant annoncer la naissance et la mort du Christ35. Il y a donc dans cette peinture murale une volonté délibérée d’accorder les citations prophétiques au sujet principal de la peinture murale, la Crucifixion. Si certaines se retrouvent dans d’autres œuvres, il ne s’agit cependant pas des versets les plus courants pour évoquer la Passion.

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Fig. 6 : Florence (Italie) Couvent San Marco, la Grande Crucifixion de Fra Angelico (1441-1442) (voir l'image au format original)

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Fig. 7 : Florence (Italie) Couvent San Marco, la Grande Crucifixion de Fra Angelico. Détail du « prophète » Job (voir l'image au format original)

43On pourrait citer bien d’autres exemples de ces programmes évidents qui par la teneur de la majorité des inscriptions donnent le thème et l’intention de l’ensemble. C’est le cas du tympan réemployé dans la façade d’Armentia (Espagne)36 où l’Agneau y occupe une place centrale et les textes évoquent le sacrifice du Christ. À Gurk (Autriche), la Jérusalem céleste est figurée à côté du Paradis37 ; les versets prophétiques évoquent aussi cette Jérusalem, associés notamment à la vision d’Ézéchiel ou l’Apocalypse de Jean.

La typologie pour seul programme

44On a dans certaines œuvres la réalisation la plus simple du principe de typologie ; c’est le cas notamment des cycles christologiques peints ou sculptés où les versets vétéro-testamentaires renforcent la signification des images. Si notre propos s’applique ici aux inscriptions, on peut cependant noter que de très nombreux prophètes, seuls ou en groupes, ont été représentés au fil des siècles, sans inscriptions mais avec la même volonté d’affirmer que tout ce qui est dit de Jésus dans le Nouveau Testament était annoncé dans l’Ancien. On a l’impression fréquente que quelques citations ont été choisies, peut-être parce qu’on les a vues ailleurs, parce qu’elles figurent dans la liturgie, sans se soucier de la cohérence entre elles, alors que d’autres, reproduites une seule fois, semblent avoir été peintes ou gravées seulement pour compléter le système typologique : il s’agit alors souvent d’un des premiers versets du livre du livre du prophète représenté, passage qui n’a pas forcément du sens par rapport aux autres textes. Parfois encore, au sein d’un ensemble, certains phylactères ne comportent que le nom du prophète, comme nous l’avons déjà évoqué sur la châsse des Trois Rois Mages à Cologne. Il s’agit donc là d’une typologie générale, non engendrée de façon précise par les textes.

45Pourtant cette volonté de faire correspondre les deux Testaments va servir de trame à de nombreuses créations et ce procédé va au cours des siècles être utilisé pour des programmes simples ou ambitieux. À Sant’Angelo in Formis (Italie), on se trouve en présence de deux cycles peints : le cycle christologique sur les murs au-dessus des grandes arcades, réparti sur deux registres, et le cycle prophétique évoquant aussi la vie du Christ placé dans les écoinçons de ces mêmes arcades. Il manque désormais le registre supérieur du mur nord mais ceci ne gêne en rien la compréhension de l’ensemble. Le rapport entre les deux cycles n’est évidemment pas très strict du fait en particulier de la superposition des registres, mais il existe néanmoins, comme en témoignent ces deux exemples. Zacharie est représenté sous le panneau de l’Entrée à Jérusalem :

ZACHARIAS PPHE
ECCE REX TVVS VENIET TIBI SEDENS SVPER ASINAM
Le prophète Zacharie. Voici que ton roi vient à toi, assis sur une ânesse (Za IX, 9).

46David figure au-dessous de deux petits panneaux évoquant la trahison de Judas et un Juif accusant Jésus devant Caïphe :

DAVID REX
QVI EDEBAT PANES MEOS AMPLIAVIT ADVERSVS ME SVPPLANTATIONEM
Le roi David. Celui qui mangeait mon pain a haussé le talon contre moi (Ps XLI, 10).

47Dans le cadre des œuvres purement typologiques, on peut aussi trouver des choix de versets évoquant mot à mot la vie de Jésus. Sur les portes des armoires destinées aux vases sacrés de l’église Santa Annunziata à Florence, Fra Angelico avait ainsi peint un cycle christologique complété par la Vision d’Ézéchiel, un Jugement dernier, le couronnement de la Vierge et la Lex amoris évoquant l’Ancien et le Nouveau Testament, les prophètes et les patriarches, les Sybilles et les apôtres, avec en particulier le double Credo prophétique et apostolique38. Les panneaux christologiques forment un cycle complet, tant iconographique qu’épigraphique, puisque chaque image est accompagnée d’un verset de l’Ancien Testament au-dessus de chaque scène, et un texte du Nouveau Testament en-dessous. Il y a là non pas une composition complexe, mais un ensemble établissant une correspondance étroite, de verset à verset entre les deux Testaments. Les références bibliques sont précisées sur chaque bandeau. Prenons l’exemple de l’Entrée à Jérusalem :

ECCE REX TVVS VENIT TIBI MANSUETVS SEDES SVP ASINA 7 FILIV SVB IVGAL ZACHARI IX
Voici que ton roi arrive vers toi, modeste sur une ânesse et le fils d’une bête de somme. Zacharie IX.

OSANNA FILIO DAVID BENEDICTVS QVI VENIT IN NOMINE DOMINI MACTEI XXI
Hosanna au fils de David, béni soit celui qui vient au nom du Seigneur. Matthieu XXI.

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Fig. 8 : Florence, Couvent San Marco, 2e porte des armoires aux vases sacrés de Santa Annunziata ; Fra Angelico, 1450 (voir l'image au format original)

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Fig. 9 : Florence, Couvent San Marco, 2e porte des armoires aux vases sacrés de Santa Annunziata ; Fra Angelico. Détail de l’Entrée à Jérusalem (voir l'image au format original)

48Il s’agit donc ici d’une composition soigneusement élaborée, dans la lignée de la tradition des mises en parallèles de l’Ancien et du Nouveau Testament des siècles précédents, mais par sa lex amoris et son Credo, elle ancrée dans le xve siècle qui a vu se multiplier les affirmations de la foi à travers les versets prophétiques et apostoliques.

49Certaines œuvres typologiques résistent à notre compréhension, même si on doit exprimer cette impression avec beaucoup de réserves, comme c’est le cas du reliquaire à coupole du Trésor des Guelfes conservé à Berlin (Allemagne)39 :

Isaïe : ECCE. VIRGO CONCIP/ET FILIVM (Voici que la jeune femme conçoit un fils. Is VII, 14).
Ezéchiel : QVASI I(N) MEDIO. ROTE (Comme une roue au milieu d’une roue. Ez I, 16).

50Ces deux inscriptions apparaissent généralement dans des circonstances différentes, la première dans le cadre des rappels de la maternité divine, l’autre quand on évoque l’Apocalypse. Ici, elles sont associées à d’autres versets traditionnellement cités pour suggérer la Nativité : Ba III, 38 et Ha III, 2 ; mais parmi ces textes figure aussi So I, 15 Dies ire, dies ille… qui fait partie de la liturgie des morts. On ne peut rien affirmer en ce qui concerne les intentions du concepteur.

Le recours à des modèles ?

51Le premier ensemble pour lequel on pense à un modèle est, à notre connaissance, celui de la frise de Notre-Dame-la-Grande à Poitiers (France) qui évoque l’Incarnation à travers des scènes bibliques40. Les quatre prophètes représentés montrent des textes dont la formulation est celle du Sermo contra Paganos, Judaeos et Arianos, et du Drame d’Adam ou Jeu d’Adam. Là, l’évidence s’impose : la réalisation de la frise est la mise en image du Drame, depuis Adam et Ève jusqu’à la Nativité et au bain de l’Enfant, sculpture et phylactères s’associant pour narrer l’intégralité des scènes. La mention du Drame, dérivé du Sermon de Quodvultdeus, en tant que modèle de certaines réalisations, incite à rechercher dans les Contra des successions identiques à celles des œuvres envisagées, mais rien ne peut être mis en évidence au terme de cette comparaison. Avec d’autres représentations de prophètes, de simples statues encadrant des porches, là où un peu plus tard on représentera les Précurseurs, on trouve des ensembles montrant plusieurs textes issus du Sermon et du Drame, en particulier aux dômes des villes italiennes de Vérone, Ferrare et Crémone41.

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Fig.10 : Vérone (Italie), porche de Santa Maria Matricolare (première moitié du xiie s.) (voir l'image au format original)

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Fig. 11 : Ferrare (Italie), porche du dôme, le prophète Daniel (1135) (voir l'image au format original)

52Un chapiteau de Monreale en Sicile (Italie) représente les trois prophètes Isaïe, Jérémie et Daniel. Ce chapiteau est en très mauvais état mais la présence d’Isaïe, Daniel, Jérémie, de même que le texte de Baruch attribué à Jérémie incitent à penser à l’influence du Sermon ou du Drame42. De même, de très nombreuses œuvres reproduisent des textes facilement identifiés comme issus du Sermon et du Drame, de façon isolée, sans que rien de connu ne permette spontanément de dire qu’il a eu volonté de suivre le modèle.

53Le recours à un modèle peut éventuellement être envisagé avec la mise en place des images du Credo. Les premiers doubles Credo prophétiques et apostoliques répertoriés dans les inscriptions sont celui de l’autel portatif du trésor des Guelfes dit « autel d’Eilbertus », déjà cité, et celui de la voûte de la croisée de Saint-Blaise à Brunswick43. Les prophètes et les apôtres n’y sont pas présentés en parallèle, comme on les trouvera représentés plus tard ; les textes ne correspondent pas non plus aux versets qui seront le plus utilisés par la suite. Ce n’est qu’un peu plus tard que l’on peut envisager la notion de modèle. Chronologiquement, les premières œuvres montrant une uniformité dans les textes attribués aux prophètes sont des enluminures : Verger de Soulas44, manuscrit d’Arundel45, puis les Livres d’Heures de Jean de Berry46. À une époque bien postérieure, entre la fin du xve et le début du xvie siècle, une série importante d’œuvres, essentiellement des stalles, ont été consacrées au double Credo, apostolique et prophétique. Il ne s’agit pas là de copie systématique. Si ce sont la plupart du temps les mêmes prophètes qui font face à chacun des apôtres, il peut y avoir des variantes. De la même façon, les versets inscrits sur les phylactères peuvent parfois être différents mais dans le cadre d’un choix restreint, et limités à un petit nombre d’œuvres47. La question qui se pose ici est celle de l’origine du modèle48.

54Une ébauche de l’Arbre de Jessé se trouve sur la frise de Notre-Dame la Grande mais le thème a été complété et popularisé à Saint-Denis par l’abbé Suger. Par la suite, l’Arbre est devenu généalogie du Christ, comme sur l’enluminure de la Bible de Douai ornant la lettrine du début de l’Évangile de Matthieu49, ou aussi sur la page très originale de l’Hortus deliciarum d’Herrade de Landsberg. Il a été reproduit également comme Arbre de la Croix par Taddeo Gaddi au réfectoire de Santa Croce à Florence50.

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Fig. 12 : Florence (Italie), réfectoire de Santa Croce, l’Arbre de la Croix de Taddeo Gaddi, 1335 (voir l'image au format original)

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Fig. 13 : Florence (Italie), réfectoire de Santa Croce, l’Arbre de la Croix de Taddeo Gaddi. Détail de Joël et Osée (voir l'image au format original)

55Dans le cadre de cette étude, il était difficile de ne pas mentionner cette représentation qui est très fréquente en France, sur les vitraux essentiellement (héritage de Saint-Denis et de Chartres), en Bretagne et Normandie particulièrement. Du point de vue épigraphique, le thème de l’Arbre de Jessé n’apporte rien de nouveau ; les inscriptions sont des versets utilisés dans d’autres œuvres, passages bibliques ou textes du Sermon ou du Drame. La plus complète des représentations de l’Arbre de Jessé est celle du plafond peint de l’église Saint-Michel de Hildesheim (Allemagne), mais la composition n’est pas très rigoureuse, certains prophètes figurant plusieurs fois et sans raison apparente. Sur les phylactères présentés par les prophètes, on note, comme dans de nombreuses œuvres du xiie siècle, des textes issus du drame ou souvent employés en même temps, comme Vidi portam in domo domini clausam, des textes inhabituels et des inscriptions non identifiées. Rien ne permet de distinguer les inscriptions d’un Arbre de Jessé de celles d’une autre œuvre à caractère marial : on peut affirmer que le thème est iconographique, et non épigraphique.

Programmes, thèmes et circulations des citations

56Il faut, après avoir envisagé les différents types de présentation de prophètes porteurs d’inscriptions, revenir à un bilan plus global. Nous avons répété à plusieurs reprises que l’on percevait souvent, au sein de la plupart des œuvres, des versets vétérotestamentaires annonçant plus ou moins clairement la Nativité, par exemple avec le verset d’Is VII, 14 Ecce virgo. C’est en suivant ce verset biblique que l’on comprend que, quel que soit le type d’œuvre, programmée ou non, il s’agit dans la plupart des cas de dire la maternité divine, la naissance de Jésus et ce qui en découle pour les hommes. Ce passage d’Isaïe est associé fréquemment à d’autre versets : Dt XVIII, 15, Ba III, 36-38, Dn IX, 24 sont les plus souvent repris, mais c’est la formulation de ce dernier verset, cum venerit sanctus sanctorum cessabit unctio, qui permet de comprendre vraiment le sens et la cause des choix aboutissant de ces compositions. Cette version du verset de Daniel apparait dans le Sermon de Quodvultdeus et est reprise dans les manuscrits d’Arles et de Salerne, dans le Mystère d’Adam, ainsi que dans les drames liturgiques de Laon et de Rouen. Ces textes diffusés par des lectures dialoguées ou de vraies mises en scène sont à l’origine de la popularité de ces versets bibliques, plus ou moins précis. Certains phylactères reproduisent d’ailleurs l’incitation à témoigner figurant dans les textes d’origine : Dic. De la même façon, Virgile et la Sybille apparaissent dans tous ces textes. La Sybille est représentée avec un texte dans une dizaine d’ensembles, et Virgile à Laon montre le septième vers de la quatrième Églogue des Bucoliques : Iam nova progenies caelo demittitur alto51.

57La présence, représentation et textes conjoints, des quatre prophètes que nous venons de citer dans les Mystères de Noël était bien sûr complétée par la présence d’autres figures dont Jean-Baptiste, Zacharie, David, Habacuc. Le temps passant et les présentations du Mystère se développant, pratiquement tous les prophètes figurent dans le plus récent d’entre eux, le drame de Rouen, avec des inscriptions reprenant des versets qui figurent aussi dans de nombreux ensembles prophétiques. C’est ainsi que l’on décompte une douzaine de citations de Nb XXIV, 17 présentés par Balaam, autant d’Ag II, 8 et un peu plus de Za IX, 9 et Ez XLIV, 1-3. Notons au passage que le texte de Zacharie évoquant l’entrée à Jérusalem semble plus approprié au début du récit de la Passion, mais sa présence dans ce drame liturgique explique sans doute sa fréquence dans les annonces de la Nativité. Les ensembles prophétiques comportant les quatre premiers textes cités dans les drames comprennent également soit le verset d’Ézéchiel, soit celui des Nombres ou d’Aggée52. La série de Salisbury montrait en tout six des huit versets que nous venons d’énumérer successivement53.

58C’est donc en suivant ces huit versets bibliques comme autant de petits cailloux sur notre chemin que nous pouvons comprendre l’usage de certaines phrases bibliques mais surtout le fait qu’il y a pour beaucoup d’œuvres un « modèle » plus ou moins suivi, dont nous ne saurons sans doute jamais s’il était conscient ou seulement le résultat d’une tradition. Ce modèle n’est pas une réalisation unique mais le résultat d’une chaîne de transformations depuis le texte du Sermon de Quodvultdeus jusqu’au drame le plus complet, celui dont témoigne le manuscrit de Rouen. Ce constat est indissociable du fait que la foi durant les xiie et xiiie siècles s’exprime plus à travers la maternité divine que par le sacrifice du Christ. Les Crucifixions accompagnées de textes sont rares avant le xiiie siècle, sauf sur les objets du culte. Quand on considère la durée de « production » d’œuvres comportant des écrits prophétiques, on remarque un changement progressif comme on le constate dans la représentation iconographique : au couvent San Marco de Florence, la plus grande partie des cellules décorées par Fra Angelico ou par d’autres peintres représentent fréquemment la Crucifixion et cette évolution influe forcément sur les programmes et les choix de citations54. Les cycles de la Nativité se raréfient au xive siècle et l’influence des Mystères de Noël disparait en grande partie.

59Un certain nombre d’ensembles iconographiques et épigraphiques consacrés aux prophètes sont le résultat de réflexions ayant abouti à la création d’un programme strict et annoncé, l’annonce portant sur un aspect général ou sur la composition précise de l’œuvre. D’autres réalisations résultent également d’une réflexion ou de conditions et d’usages précis qui n’ont pas été formulés mais qui sont évidents étant donné la rigueur du choix des versets inscrits. Enfin, le plus grand groupe de ces ensembles rassemble des œuvres dont les choix sont peu rigoureux mais parmi lesquels on reconnaît des citations qui trahissent l’usage plus ou moins conscient d’un modèle, les textes utilisés dans le Sermon de Quodvultdeus et dans les drames de Noël. Les citations isolées, surtout Ecce virgo accompagnant souvent les Annonciations ou les Nativités, particulièrement en Italie, pourraient relever de la même catégorie. Il faut admettre que de nombreux ensembles ne s’articulent pas vraiment autour d’une idée principale, surtout dans des réalisations aux moyens modestes55. Ces œuvres n’en sont pas moins une proclamation des articles de la foi particulièrement importants à l’époque de leur création et au fil des siècles.

60Ceci n’est qu’une première étude et toutes les pistes sont loin d’être exploitées. Est-ce que la répétition de versets familiers montre une absence de réflexion donc de programme ? Est-ce que les versets rares témoignent au contraire d’une recherche en vue de réaliser un message précis que nous n’avons pas pu discerner ? Il serait intéressant d’envisager les œuvres en fonction des temps et des lieux de leur création, mais pour cela il faudra attendre d’avoir enrichi le catalogue des réalisations postérieures au xiiie siècle.

Essai de conclusion

61Peut-on, au terme de cette courte réflexion, avoir des certitudes en ce qui concerne l’existence d’un programme à l’origine d’un ensemble épigraphique évoquant les prophètes ? Il est évident que les pages précédentes sont loin d’avoir pris en compte la totalité des inscriptions prophétiques ; celles que nous avons étudiées ici ne représentent qu’une petite partie de notre catalogue56. Il convient de mentionner aussi l’existence de très nombreux prophètes « isolés », c’est-à-dire représentés et (ou) cités sans lien avec un contexte iconographique et épigraphique plus ou moins complexe, comme les très nombreux Daniel repérés en France, accompagnés ou non de courts textes57. On décèle aussi des œuvres dont le thème est issu de circonstances particulières, telles la couronne du Saint-Empire ou les sculptures du portail de San Clémente à Casauria autrefois situé sur une île58. Les textes sont alors choisis en fonction de la finalité de l’objet ou du lieu. Il apparait finalement que l’on peut attribuer un programme fondateur à un nombre bien moins restreint d’édifices ou d’objets qu’il ne nous semblait au début de cette enquête. Pourtant, il semble qu’il ne faut pas être trop catégorique, car même après des années de recherche consacrées à ces inscriptions prophétiques, il est difficile de comprendre tous les choix, l’influence ou non de la liturgie, les liens entre les textes et leur environnement, support ou espace.

62Ce n’est pas du côté des programmes annoncés, illustrés ici par six exemples souvent étudiés, que nous avons pu faire des découvertes significatives. Nous y avons trouvé des choix de versets bibliques correspondant aux sujets évoqués dans l’inscription de présentation, cohérents entre eux et correspondant aux images qu’ils accompagnent. La fonction de l’objet support a également été prise en compte. Il est devenu rapidement évident que l’on pouvait adjoindre aux exemples de programmes annoncés d’autres catégories d’inscriptions, et en premier lieu celles qui montrent une homogénéité parfaite, mais aussi celles qui s’accordent à la fonction de l’objet-support, autels ou vases liturgiques, ou à un ensemble dont elles font éventuellement partie. La fonction liturgique de l’objet a également été prise en compte dans le choix des images et des textes comme sur le calice d’Iber ; cette association images-textes, même si celui-ci est réduit à peu de mots, peut renforcer le sens d’un ensemble d’inscriptions, confortant ainsi l’idée de programme. En ce qui concerne les objets envisagés dans la catégorie des œuvres programmées, il est évident qu’il y a eu un commanditaire qui a élaboré ces ensembles épigraphiques ambitieux, le plus souvent dans des matériaux coûteux, et destinés à un public restreint susceptibles de le comprendre et de l’admirer. Il s’agit le plus souvent d’œuvres d’orfèvrerie, dont les matériaux précieux ont été transformés par des artistes connus ou anonymes. On reconnaît des programmes surtout parmi les œuvres réalisées dans les pays germaniques, es réalisations françaises ou italiennes paraissant plus « généralistes ».

63Il existe une catégorie d’ensembles épigraphiques prophétiques à laquelle étendre la notion de programme, parce que la plus grande partie de leurs textes (parfois tous) correspondent à un thème plus ou moins précis. Parmi ces œuvres, on peut citer la coupole de l’église Sainte-Marie de la Martorana à Palerme, que nous avons déjà évoquée, ou les peintures murales de Gurk en Autriche, ces dernières axées davantage sur un aspect plus théologique que beaucoup d’œuvres envisagées ici. Enfin, la majorité des cycles prophétiques, dont les versets vétéro-testamentaires sont moins homogènes, pourraient être classés dans la catégorie des ensembles qui suivent, de plus ou moins près, non un programme mais un thème, le message du Nouveau Testament étant évoqué ou renforcé par sa prédiction dans l’Ancien Testament, sans cohérence totale, parfois seulement de façon succincte. Cela concerne un très grand nombre d’ensembles d’inscriptions pour lesquelles il n’y a pas de fil conducteur absolu, mais dont on réalise que la plupart des textes sont vouées au culte marial, indissociable de l’annonce de l’avènement du Christ. La virginité de Marie est un des motifs fréquents dans les ensembles où divers textes et images la figurent, tel que le Buisson ardent (Ex III, 2), la Porte close (Ez XLIV, 1-2), la Licorne, la Pierre qui roule (Dn II, 45), la Toison de Gédéon (Jg VI, 37). La plus grande partie de ces cycles sont des œuvres italiennes du xiie et xiiie siècles. Au terme de ces réflexions, nées d’un catalogue important d’ensembles prophétiques, lesquels comptent entre deux et 40 textes bibliques, il semble que le terme « programme » désigne, en épigraphie, la mise en exergue d’un thème clair et identifiable à partir d’une série d’inscriptions.

Notes

1 Voir le blog De Visu.

2 Gay Françoise, « Catalogues et textes » dans In-Scription : revue en ligne d’études épigraphiques, deuxième livraison (2019) (https://in-scription.edel.univ-poitiers.fr/index.php?id=222) ; Gay Françoise, « Les prophètes du xie au xiiie s. (Épigraphie) », Cahiers de civilisation médiévale 120 (1987), p. 357-367.

3 Le petit Robert : dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, 1973, article « Programme », p. 1401.

4 Les renvois aux œuvres et aux inscriptions sont faits vers le catalogue des textes publiés et commentés par Françoise Gay dans In-Scription : revue en ligne d’études épigraphiques, deuxième livraison (2019) ; Klosterneuburg, Autriche 2 ; la notice de la Crucifixion de Fra Angelico n’est pas encore publiée.

5 Il s’agit d’églises de Rome situées dans le secteur du forum. Notice non publiée.

6 Augustin, Questions sur l’Heptateuque (Quaestionum S. Augustini in Heptateuchum), Patrologia latina XXXIV, 623. Dans le De Civitate Dei, c’est l’Ancienne Alliance et la Nouvelle qui sont évoquées de la même façon (PL XLII, livre 16). La même idée a été énoncée un peu différemment également par Suger : Suger, De rebus in administratione sua gestis [= Gesta Suggerii abbatis], dans: Suger, Œuvres, éd. Françoise Gasparri, Paris, Les Belles Lettres, t. 1, 1996, p. 148 : Quod Moyses velat Christi doctrina revelat. / Denudant legem qui spoliant Moyses. Ce que Moïse voile, la doctrine du Christ le dévoile. Ceux qui dépouillent Moïse révèlent la loi.

7 Voir Dahan Gilbert, L’exégèse chrétienne de la Bible en Occident médiéval xiie-xive siècle, Paris, Les Editions du Cerf (“Patrimoines-Christianisme”), 1999 ; Dahan Gilbert, Lire la Bible au Moyen Âge. Essais d’herméneutique médiévale, Genève, Droz, 2009.

8 France 1.

9 La Synagogue, Mt XXVII, 25 ; Os XIII, 14 et 1 Co XV, 55. Pour ce dernier texte, voir Gay Françoise, « Introduction au catalogue des inscriptions », In-Scription : revue en ligne d'études épigraphiques.

10 Allemagne 3.

11 Allemagne 14.

12 Autriche 2.

13 Il est difficile de reproduire ici le très long texte. Traduction dans Gauthier Marie-Madeleine, Émaux du Moyen Âge occidental, Fribourg, Office du Livre, 1972, p. 167 et note 118, p. 364.

14 Röhrig Floridus, Der Verduner Altar, Wien/München, Herold, 1955 ; Fillitz Hermann, « Flügelaltar », dans Geschichte der Bildenden Kunst in Österreich, Bd. 1: Frühund Hochmittelalter, München/New York, Prestel, 1998, (Kat. Nr.281), p. 576.

15 Quia creavit Dominus novum super terram : Femina circum dabit virum (Le Seigneur crée du nouveau dans le pays : la femme entourera l’homme : nouvelle traduction proposée par l’AELF, plus compréhensible que les précédentes). Cinq occurrences de ce verset apparaissent dans le cadre de l’évocation de la Nativité, la sixième citation de notre répertoire non exhaustif étant présentée par Jérémie sous le trône de la Vierge à l’Enfant de Cimabue au Musée des Offices de Florence (Italie).

16 Allemagne 12. Voir Favreau Robert, « Les inscription des fonts baptismaux de Hildesheim », Cahiers de civilisation médiévale 150 (1995), p. 116.

17 Favreau Robert, op. cit.

18 Traduction Favreau Robert, op. cit.

19 France 1.

20 Transcription d’après le dessin de Didron : Didron Adolphe-Napoléon, « Symbolique chrétienne », Annales archéologiques, Paris, Bureau des annales archéologiques, 1848, t. VIII. pl. h.t. Traduction de Gauthier Marie-Madeleine, Émaux du Moyen Âge occidental, Fribourg, Office du Livre, 1972, notice n°103, p. 356.

21 Pologne 1.

22 Allemagne 11.

23 France 15. Cet autel portatif, exposé au Louvre jusqu’au début des années 1980 n’est désormais plus visible. Il faut donc se résoudre à utiliser le relevé fait à l’époque où l’autel était accessible ainsi que la notice du catalogue raisonné rédigé par J.-J. Marquet de Vasselot.

24 Italie, 10. Francovich Gèza De, Benedetto Antelami architetto e scultore e l'arte del suo tempo, Milan/Florence, Electa editrice, 1952, p. 324-325.

25 France 7.

26 Metropolitan Museum of Art, Croix de Bury St Edmunds : États-Unis 2. Hoving Thomas P. F., « The Bury St Edmunds Cross », Metropolitan Museum of Art Bulletin (1964), p. 317-340. Rowe Nina, « Others », Studies of Iconography 33 (2012), p. 131-142. Hahn Cynthia, « Peregrinatio et Natio: The Illustrated Life of Edmund, King and Martyr », Gesta 30 (1991), p. 119-139.

27 Allemagne 7. Pour cette citation, voir Dominguez Véronique, Le Jeu d’Adam, Paris, Honoré Champion, 2012.

28 Traduction de la TOB : … ils m’ont percé les mains et les pieds. Je peux compter tous mes os…

29 « ... ponam hoc vellus lanae in area; siros in solo vellere fuerit, in omnibus sic citas, sciam quod per manum meam, sicut locutus es, liberabis Israel. » (Traduction de la TOB : … voici, je vais étendre sur l’aire une toison de laine : s’il n’y a de la rosée que sur la toison et si tout le terrain reste sec, je saurai que tu veux sauver Israël par ma main, comme tu l’as dit).

30 Italie, 15.

31 Les textes étant en grec, on utilise ici le relevé dans Demus Otto, Mosaics of Norman Sicily, London, Routledge & Paul, 1950, p. 82-88.

32 Allemagne 5.

33 Notice non publiée.

34 Jacques de Voragine, La Légende Dorée, éditée sous la direction d’Alain Boureau, Paris, Gallimard, 2004 (Bibliothèque de la Pléiade), p. 844.

35 Augustin, Contra Secundinum Manichaeum, PL XLII, col. 579 -580 ; Lactance, Institutiones divinarum, PL VI, livre IV, chapitre VI.

36 Espagne 1.

37 Autriche 1.

38 Gay Françoise, « Les œuvres postérieures au xiiie siècle = Les inscriptions présentées par les prophètes dans l’art de l’Occident médiéval – catalogue et édition », In-Scription : revue en ligne d'études épigraphiques [En ligne], 2ème livraison. Ces panneaux sont désormais exposés au musée du couvent San Marco.

39 Allemagne 2.

40 Poitiers, France 18.

41 Vérone, Italie 37 ; Ferrare, Italie 9 ; Crémone, Italie 8.

42 Italie 13. La lecture du Sermon dialogué de Quodvultdeus est attestée à Salerne : Officia propria Festorum Salernitae Ecclesiae, Naples, 1594, cité par Young Karl, The Drama of the medieval church, Oxford, Clarendon Press, 1962, t. II, p. 133.

43 Allemagne 4.

44 Paris, BnF, Département des manuscrits, Français 9220.

45 Londres, BL Arundel Ms 230.

46 Chantilly, Musée Condé, Bibliothèque, Ms 65.

47 Une liste type a été établie par Berton Robert, Les stalles de l’insigne collégiale de Saint Pierre et de Saint Ours d'Aoste, Novara, Istituto geographico de Agostini, 1964, p. 135-137.

48 Ce phénomène de répétition qui est peut-être à l’origine, pour le domaine orthodoxe, de la création du « Guide du peintre », à postériori.

49 Douai, Bibliothèque municipale, Ms 2.

50 Œuvres postérieures au xiiie siècle 5.

51 Virgile, Bucoliques, texte édité et traduit par Eugène de Saint-Denis, Paris, Les Belles Lettres, 1970 : … voici qu’une nouvelle génération descend des hauteurs du ciel.

52 Outre les prophètes de Poitiers déjà cités plus haut, il s’agit de ceux de Parme, Ferrare, Crémone, Vérone, de la coupole est de Venise et de Salisbury.

53 Royaume-Uni 4. Horlbeck F. R., « The Vault Painting of Salisbury Cathedral », Journal Royal Archaeological Institute 117 (1960), p. 115-130.

54 Il y a 19 Crucifixions et 10 scènes représentant la Nativité et la vie publique du Christ. Bien sûr, la dévotion grandissante pour la Passion du Christ et en particulier celle de saint-Dominique, a joué un rôle déterminant ici, et sans doute dans l’art italien de l’époque.

55 On peut penser là à Bominaco (Italie 3), Ainay (France 10) et à la chartreuse du Liget (France 3).

56 Sur les 146 ensembles prophétiques dont l’étude est achevée (malgré quelques lacunes), nous n’en avons évoqué qu’une trentaine. Il y en a environ 25 postérieurs au xiiie siècle, dont 14 double Credo. Pour cette dernière période il y a environ actuellement 35 nouveaux ensembles en cours d’étude, essentiellement originaires de Toscane.

57 Ce texte est souvent « Daniel in lacum leonis » comme à Moissac ou un texte approchant. Sur le thème de Daniel dans la fosse aux lions, voir les travaux de Juan Antonio Olañeta Molina, La représentation de Daniel dans la fosse aux lions dans la sculpture occidentale (xie-xiiie siècles). Corpus et étude iconographique de la transformation et de la signification d'une image polyvalente, thèse de doctorat, sous la co-direction de Carles Mancho et Quitterie Cazes, Université de Barcelone, 2017.

58 Autriche 4 ; Italie 5.

Pour citer ce document

Par Françoise Gay, «La notion de programme à travers les textes prophétiques», In-Scription: revue en ligne d'études épigraphiques [En ligne], Cinquième livraison, Livraisons, mis à jour le : 19/09/2023, URL : https://in-scription.edel.univ-poitiers.fr:443/in-scription/index.php?id=595.

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