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Quelques éléments de conclusion
Par Anne Rauner, Marie-Fontaine-Gastan, Thierry Grégor, Morgane Uberti et Estelle Ingrand-Varenne
Publication en ligne le 10 janvier 2022
Texte intégral
1Au cours de l’enquête collective menée sur les inscriptions funéraires du cloître de l’ancienne cathédrale de Roda de Isábena, bien des aspects sont apparus comme fondamentaux dans l’analyse épigraphique, à tel point qu’à l’effet d’accumulation des textes dans l’espace claustral s’est substitué la saturation des informations techniques, archéologiques, paléographiques, textuelles ou statistiques. Une impression de submergement en a chassé une autre, et c’est avec difficulté qu’on a tenté de se mouvoir dans la quantité des données ainsi rassemblées. Au terme de ce parcours, il faut cependant essayer d’y voir plus clair et fournir au lecteur un certain nombre d’éléments de conclusion. Signalons-le tout de suite : il n’est en aucun question ici de donner un bilan définitif du travail épigraphique sur Roda de Isábena. Les recherches auxquelles nous nous sommes livrés et dont nous fournissons dans cette publication les premiers résultats sont à poursuivre. Elles sont encore trop déconnectées d’une archéologie fine du site, de son histoire institutionnelle et humaine, des aléas de conservation des inscriptions, et il appartient à d’autres de continuer l’enquête. Les données publiées dans les pages précédentes sont à la disposition de tous pour approcher une connaissance précise et, souhaitons-le, définitive de la fonction et du statut des inscriptions dans le cloître de Roda de Isábena.
2Plusieurs éléments essentiels semblent toutefois se dégager de notre travail. Le premier est bien celui de la quantité. Nous l’avons signalé dès l’entrée en matière, c’est le nombre d’inscriptions qui frappe d’abord l’esprit du visiteur, qui ne s’attend pas à faire l’expérience sensible d’un tel déploiement de l’écriture dans un lieu sans image ou presque, comme dans celui de l’épigraphiste, qui s’interroge d’emblée sur son outillage épistémologique et sur sa capacité à faire parler un tel matériau. Une surabondance, une omniprésence, une saturation. L’écriture saute aux yeux à Roda. Les formes se répètent, s’accumulent, se déclinent tout au long des galeries, dans une sorte de continuité formelle qui fait liant et qui fait lieu dans le cloître. Il faut lever les yeux pour voir les inscriptions, puis pour lire les textes au détour des colonnes, des arcs, des murs. Ils accompagnent le visiteur dans sa déambulation et soulignent l’organisation spatiale du cloître : enchaînement des galeries, rythme des arcades, scansion des piliers. Le passage de l’ombre à la lumière renforce le processus de déchiffrement de ces textes courts mais compacts, il est en la métaphore. Très vite, on ne sait plus où donner de la tête et l’écriture se fond dans la pierre ; elle devient l’arrière-plan de la visite, théâtre lapidaire d’une procession sans lecture. Quel paradoxe que celui d’une écriture tellement présente qu’on ne la voit plus. Il est en général celui des sociétés post-alphabétiques et hyper-sémiotisées dans lesquelles l’écriture, mais aussi l’image et le son, relèvent de la présence muette plutôt que des vecteurs de communication. Dans le contexte médiéval de la vie canoniale à Roda, il faut sans aucun doute supposer une forme tout à fait différente de présence de l’écriture dans laquelle la lettre s’impose, et avec elle son contenu.
3C’est le deuxième aspect à retenir : les inscriptions de Roda sont avant tout une société des morts et des vivants, fixée dans l’écriture qui habite le cloître de leur épaisseur graphique. L’approche développée au cours des dernières années, parce qu’elle a fait le choix de « vivre » le cloître, a toujours tenu compte de cette dimension humaine au-delà de la pierre ; elle a lutté contre un regard strictement muséographique qui réduit par force l’objet épigraphique à une portion de matière inscrite et qui oublie le cœur social du geste d’écriture. Dans l’accumulation des noms à Roda, il y a tout de la création du groupe vivant plutôt qu’une prosopographie aux contours bien définis. L’aspect formulaire des textes, qui reprennent le stéréotype manuscrit de l’obituaire, ne doit pas faire oublier qu’elle en emprunte également la dimension efficace, et la déclinaison sacramentelle de la mémoire. Devant le nom du prêtre ou du chanoine se tiennent la fonction et la présence du défunt qui continue de déambuler dans les galeries du cloître à travers l’inscription. Cette ambition de présence n’est en rien une mystification, une lecture romantique du Moyen Âge, encore moins le décalque contemporain d’une charge magique dans le nom ou l’écriture médiévale. Au contraire, cette lecture qui cherche à resocialiser l’objet épigraphique est parfaitement en prise avec ce que le Moyen Âge a compris de l’écriture, dans une anthropologie chrétienne du signe, et dans la capacité de l’alphabet à faire apparaître ce qu’il désigne - une véritable « culture de l’écrit ». Il s’agit donc de percevoir dans l’accumulation des noms, mouvants au cœur d’une liste monumentale, la constitution de groupes sociaux dynamiques, et la recomposition au fil du temps de proximités humaines. L’écriture épigraphique est tout sauf empêtrée dans une stabilité lapidaire.
4Ces mouvements, dont a pu assurer l’existence sur l’ensemble de la structure claustrale, mais surtout au niveau de la salle capitulaire, ont lieu sur la longue durée de la vie du cloître. Cet espace ne naît pas comme un « lieu » épigraphique. Mémoriel par définition dans l’organisation spatial et fonctionnel de la cathédrale, il devient support de l’écriture sans doute à la fin du xiie siècle avec les premières réalisations épigraphiques. Le rythme s’accélère au cours du xiiie siècle : plus de textes, plus de lapicides, plus d’ambition dans la constitution d’une mémoire monumentale de la communauté. On recherche alors une cohérence d’écriture et le surgissement d’une « image » canoniale faite de ressemblances, de remplois, d’imitations. C’est le temps des premières modifications structurelles et la continuité épigraphique s’adapte à cette dynamique : on refait, on déplace, on ajuste. Au tournant des xiiie-xive siècles, sans doute en raison de bouleversements dans les pratiques communautaires, le rythme d’écriture ralentit, mais on conserve la volonté de cohérence, la recherche d’une écriture en partage. On détruit éventuellement certaines inscriptions mais le cloître fait de l’écriture l’indice d’une permanence. Face aux aléas de l’histoire et des difficultés de la communauté, la mémoire des chanoines consolide visuellement et structuralement l’édifice cathédral, dans les jeux d’échelle, du bloc à l’arc, de l’arc à la galerie, de la galerie au cloître. Même en l’absence de siège, les chanoines et les évêques participent là de la stabilité de l’institution ; ils en sont les pierres vivantes, les pierres angulaires. À la différence de la documentation nécrologique, les inscriptions s’ancrent profondément dans le lieu de leur exposition. Elles partagent en revanche avec le monde manuscrit les phénomènes de copie, de reprise et de réduction que l’on a pu identifier clairement à Roda de Isábena.
5Les continuités matérielles et textuelles mises en scène par les inscriptions projettent donc sur le site une image vivante de la communauté. Une communauté qui écrit, d’abord. Contre ce que l’on trop longtemps pensé, l’analyse technique a montré que le nombre des scripteurs est élevé à Roda, et qu’on écrit en s’adaptant aux techniques, aux outils, aux postures. La vivacité culturelle identifiée dans le domaine manuscrit et artistique est repérable également dans le domaine épigraphique où les lapicides font preuve d’agilité et d’inventivité pour façonner leur empreinte graphique, unique et si reconnaissable. Une identité visuelle s’impose par l’écriture, et elle doit être considérée comme un véritable instantané de la vie communautaire dans lequel il s’affiche et s’affirme. L’écriture soudain échappe à la seule approche paléographique mais devient l’endroit d’enjeux formels quant à l’appartenance et l’identité, au-delà de toute évolution graphique, au-delà de tout sens linéaire du temps. Une communauté qui pense et fabrique sa propre histoire, donc. Entre fixation et reformulation, les inscriptions proposent un véritable discours sur le groupe canonial, sur ses intentions mémorielles d’abord, mais aussi sur ses relations avec les autres groupes sociaux de Ribagorza, et sur l’histoire même de l’institution. La pierre des évêques, dans l’église, doit ainsi être considérée comme une revendication éclatante d’un passé en discussion, une négociation des faits avec leur signification dans le contexte historique et géographique de territoires ecclésiastiques disputés. On peut tout à fait envisager que la mise en scène à la façade de la salle capitulaire participe de cette volonté d’affirmer l’exception de Roda, sanctuaire de marche et lieu de sépulture d’un saint évêque. Une communauté des vivants et des morts, enfin. L’absence d’inhumation dans le cloître de Roda montre bien la singularité d’un lieu dans lequel l’écriture ceinture finalement l’image du jardin d’Éden. Les morts se pressent contre l’ouverture des arcades pour toucher de leurs lettres les cieux qui se présentent comme une béance dans le monde au-dessus du cloître. L’enregistrement du nom des chanoines dans la pierre relève moins d’une gestion comptable de la mort que de la création des conditions graphiques idoines qui contribuent au passage de ce monde vers les cieux. Remettre le social au cœur de l’approche des inscriptions permet de ne pas séparer ce que fait l’écriture épigraphique au Moyen Âge de ce que fait l’épigraphie à la médiévistique. La collection épigraphique de Roda est indissociable de la communauté qu’elle met en scène ; elle la double en réalité, la répète et lui accorde une existence pérenne et dynamique.
6C’est donc une forme tout à fait riche de commémoration que proposent les inscriptions funéraires de la communauté canoniale de la cathédrale Saint-Vincent. Par inertie, on a tendance à accorder aux épitaphes et aux inscriptions médiévales en lien avec la mort une « fonction » commémorative qu’on se garde bien de définir. Les similitudes et les différences entre obituaire et obituaire lapidaire montrent en réalité que les formes de commémoration par l’inscription sont très difficiles à établir. On ignore tout pour Roda de ce qu’il faut reconstruire des modalités de la commémoration épigraphique ; peut-être même convient-il de douter de l’existence d’une telle commémoration qui se baserait uniquement sur la vue ou la lecture des inscriptions. Celles-ci semblent certes en bonne place pour que les clercs qui ont déambulé au cours des siècles dans les galeries autour du jardin aient pu associer le nom des défunts à leurs prières et ainsi garantir les suffrages nécessaires au salut de leur âme ; mais tout cela reste hypothétique. La dispersion des textes, leur désordre apparent, la répétition des noms et des fonctions, l’absence de précision dans les formulaires empêchent d’attribuer au programme épigraphique un quelconque systématisme d’usage. En revanche, l’effet liste des textes et la stabilité de leur contenu permet de rapprocher les inscriptions de Roda de tous ces textes médiévaux qu’on utilise sans les lire, de tous ces documents qui valent et servent parce qu’on reconnaît leur existence graphique au-delà de toute manipulation et de toute lecture. Le cloître épigraphique archive ainsi la mémoire, il la contient, la préserve. Il en propose une réalité augmentée qui accorde aux noms contenus dans les textes une présence malgré tout.
7Laïcs et clercs partagent par l’écriture cet espace privilégié de la commémoration à l’interface entre l’église et la salle capitulaire – les deux lieux de récitation du nom des défunts – et entre le ciel et la terre. Une telle lecture anthropologique des inscriptions de Roda est autorisée par une profonde attache aux traditions érudites qui ont fondé l’épigraphie médiévale et qui prônent l’examen patient et exhaustif de chacun des objets dans la diversité de leurs caractères internes et externes. Les deux approches qui consistent à étudier la trace laissée par l’outil dans la pierre et la théologie de l’écriture au Moyen Âge ne s’opposent donc absolument pas ; elles se complètent et s’enrichissent mutuellement. En cela, le cloître de Roda de Isábena constitue un véritable laboratoire d’expérimentations épistémologiques. Une approche strictement érudite empêcherait de poser les jalons interprétatifs quant à la présence, la forme, le nombre et le caractère vivant des inscriptions funéraires ; de même, une approche anthropologique seule se perdrait en spéculations vaines si elle n’établissait pas d’abord les propriétés formelles et textuelles des 233 inscriptions relevées pour l’espace claustral. En multipliant les compétences comme nous l’avons fait, on s’assurait aussi une diversité des regards portés sur la documentation et on ouvrait les possibilités de recherche. Cette interdisciplinarité de fait est pratiquement has been aujourd’hui dans les sciences humaines, convenue, souvent stérile. Elle n’est que trop rarement mise en œuvre dans le domaine épigraphique, en revanche, et elle a montré lors de cette recherche toute son efficacité pour dépasser l’état de l’art, mais surtout pour revenir systématiquement à l’homme en jeu dans le texte. L’étude technique des blocs et de la gravure n’avait jamais été entreprise avant le travail sur le site ; la comparaison des données manuscrites et épigraphiques dans la définition de l’obituaire lapidaire n’avait été effectuée que superficiellement ; la mise à l’épreuve statistique des données de terrain n’avait elle non plus jamais été menée pour les inscriptions. En ce qui concerne l’épigraphie à proprement parler, elle a permis d’interroger des évidences : où commence l’inscription ? où s’arrête-t-elle ? où se situe l’unité épigraphique ? comment penser l’instant du tracé et la durée de son exposition ? Il faudra mettre à l’épreuve d’autres ensembles ces questions pour donner à l’épigraphie médiévale la place qu’elle mérite dans les études sur la culture écrite médiévale.
8Dans le cloître vivant de Roda de Isábena, la communauté canoniale a laissé son empreinte graphique et l’image textuelle de son histoire, moins sous la forme d’un monument stable et définitif, fabriqué par accumulation et sédimentation, que sous l’aspect d’un nœud d’inscriptions : un tracé ouvert et fermé, qui à l’image d’un entrelacs insulaire, unit et distingue tous les éléments qui le composent et qu’il met en relation. Si c’est la fixité froide de la pierre qui saute aujourd’hui aux yeux du visiteur, il revient aux études épigraphiques de restituer cette agence aux inscriptions et de faire apparaître à la surface du document la présence, les intentions et les ambitions de ceux qui, il y a près de huit siècles, ont inauguré ce lieu dynamique d’écriture qu’est le cloître.
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