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L’histoire poétique des évêques
Par Anne Rauner et Vincent Debiais
Publication en ligne le 10 janvier 2022
Texte intégral
1La pierre des évêques, clé de voûte de l’écriture de l’histoire de Roda, se distingue des autres inscriptions par sa localisation dans l'église, par la longueur de son texte, par le contenu de l'inscription, enfin par la présence d'une date (1225). Celle-ci a d’ailleurs joué un rôle essentiel dans les tentatives de datation de l’obituaire lapidaire par les chercheurs, y compris dans les travaux les plus récents. Elle pourrait donc constituer a priori une donnée objective, absolue dans l’analyse globale de la collection épigraphique de Roda, mais il semble en réalité qu’elle éclaire bien davantage l’histoire du lieu que la pratique des inscriptions par la communauté canoniale, sans doute parce qu’il est bien difficile de la comparer avec les autres textes inscrits dans le cloître.
La pierre et son contenu
2C’est d’abord la forme et le texte de l’inscription qui distinguent la pierre des évêques. L’inscription se compose aujourd’hui de six lignes très dégradées et de lecture difficile. Elle dresse la liste des sept premiers évêques et identifie leur lieu de sépulture dans l’église, de façon peu précise :
PONTIFIC(um) : DICTA Q(uo)R(u)M SUNT NO(m)I(n)A SC(ri)PTA CORP(or)A SU(n)T / SACRO CO(n)DITA Q(u)IPE LOCO HOC VIVIT TUM(u)LO SA(n)CTUS / RAIM(un)D(us) IN ISTO PR(i)M(us) ODISSE(n)D(us) ATO FUIT SECU(n)D(us) T(e)RCIO / BORRELL(us) AIMERIC(us) QUOQ(ue) Q(u)ART(us) Q(ui)NT(us) FUIT ARNULF(us) SECT(us) (et) / IP(s)E LUP(us) SEPTIM(us) EST IACOB(us) IUST(us) CAST(us) REVE(re)ND(us) / CUNCTIS PROPICI(us) SIT DEUS Ip(s)E PIUS
[Les corps de ces pontifes, dont le nom est inscrit, reposent sans aucun doute en un lieu saint. Dans ce tombeau vit saint Ramon. Dans celui-ci, le premier est Odisendus, le deuxième Aton, le troisième Borrell ; Aimericus aussi, le quatrième ; le cinquième est Arnulf et le sixième Loup lui-même ; le septième est Jacques, juste, chaste, révérend. Que Dieu le miséricordieux leur soit propice à tous.]
3La composition du texte fait état d’une recherche sur les quantités latines et sur les rimes. Certaines séquences forment ainsi des vers corrects, pentamètres et hexamètres, mais sans que l’on puisse établir le moindre systématisme – on notera également l’absence de découpage ligne/vers, pourtant fréquente pour les inscriptions adoptant le format de la page de pierre. L’accumulation des noms, propre aux phénomènes graphiques et langagiers de la liste, se prête assez mal à la métrique et à la composition versifiée. La pierre des évêques dénote cependant une véritable recherche lexicale et syntaxique pour la création d’une liste poétique des évêques. L’énumération des adjectifs courants pour les qualités morales des défunts et le vœu pieux qui referme le texte (qui forme un pentamètre léonin correct) dénotent l’intention formulaire du texte et la création d’une épitaphe collective de prestige. Le texte n’en reste pas moins original et difficile à dater dans sa forme.
4Antonio Durán Gudiol rapporte, en plus des six lignes que l’on peut encore identifier aujourd’hui, un texte peint sur une poutre disparue mais placée au xviiie siècle au-dessus de la pierre des évêques : « ANNO M.CC.XXV / PAX HIC INTRANTI SINT PROSPERA CUNCTA / PONTIFICES SANCTI SEPTEM SUNT HIC TUMULATI / ROTENSES EPISCOPI VENITE PRANDETE » [« L’an 1225. Que la paix soit sur ceux qui entrent ici ! Prospérité à ceux qui demandent ! Sept pontifes saints sont ici enterrés, les évêques de Roda. Venez et exultez ! »]. La métrique est ici correcte, si l’on exclut la formulation de la date, et les formules de bénédiction sont courantes dans les inscriptions placées à la façade ou à la porte des édifices de culte dans l’Occident médiéval. Si l’on peut reconnaître un même style entre le texte peint sur la poutre et l’inscription sur le pilier, la disparition du premier empêche d’une part de les considérer comme un même geste épigraphique, d’autre part d’attribuer la date de 1225 à la liste des évêques, et enfin d’assurer l’emplacement original de ce texte et du dispositif funéraire qui a peut-être accueilli les restes des premiers évêques de Roda. Antonio Durán Gudiol affirme que l’écriture de cette inscription correspond à celle du maître de Roda, actif selon lui dans les années 1240, mais il ne précise pas s’il faut voir dans ces caractéristiques paléographiques l’antériorité du texte gravé sur la poutre ou bien une réalisation a posteriori d’un texte commémorant la réduction des sépultures de 1225. Dans tous les cas, la mention de cette date et l’affirmation par l’inscription d’une programmation mémorielle par l’écriture épigraphique du passé épiscopal de Roda n’apportent aucun élément absolu de datation des inscriptions dans le cloître. En revanche, elles invitent à mettre de nouveau en relation inscription et documentation manuscrite.
Retour aux manuscrits
5Située sans doute en remploi dans l’un des piliers de la nef de l’église, au sud-ouest, cette pierre énumère le nom de plusieurs évêques de Roda, parfois cités dans d’autres documents liés à la commémoration des défunts : les inscriptions du cloître, le martyrologe (conservé) de Roda, le nécrologe de la cathédrale de Pampelune.
Tableau 1 – Mention des évêques de Roda sur les différents supports de la commémoration des défunts.
6Le choix des noms sur les différents supports ne sont pas identiques et leur présentation répond à des logiques différentes. La pierre des évêques nomme tout d’abord Ramon, le seul évêque canonisé de Roda, puis les premiers évêques dans un ordre chronologique erroné, tout comme le faisait le rouleau mortuaire des morts un siècle auparavant (avec des noms différents). Le martyrologe du xiiie siècle et le nécrologe de Pampelune répondent à un rythme calendaire. Le premier sélectionne toutefois le nom des deux évêques inhumés dans l’église et de celui qui dédicaça l’autel Saint-Vincent en 1234. Le nécrologe quant à lui cite bien plus d’évêques de Roda et laisse percevoir les deux temps de l’histoire de Roda avant le xiiie siècle. Les différents supports mettent ainsi en valeur des époques différentes de l’histoire de Roda.
Tableau 2 – Mention des évêques de Roda sur les différents supports de la commémoration des défunts selon leurs dates d’exercice.
7L’identification incertaine de certains évêques nommés dans le nécrologe de la cathédrale de Pampelune rend difficile l’analyse des données. Amerius Rotensis, nommé le 23 mars, pourrait être Aimericus sans que l’on puisse valider définitivement l’hypothèse de l’erreur de copie du scribe. Le 29 novembre, les chanoines priaient pour un certain Arnulf, mais s’agit-il d’Arnulf Ier ou d’Arnulf II ? Rebecca Swanson privilégiait l’hypothèse Arnulf Ier et on tend à la suivre du fait de la longueur de son épiscopat et de son importance dans l’histoire de Roda. C’est en effet lui qui consacra la nouvelle cathédrale Saint-Vincent-et-Saint-Valère en 1030 et y fit déposer les reliques de saint Valère. Malgré ces incertitudes, on repère très facilement les époques sur lesquelles se focalisent les différents supports. Tandis que la pierre des évêques se concentre sur le temps des premiers évêques et celui de saint Ramon, des temps bien antérieurs à la réalisation de la pierre, le rouleau des morts et le nécrologe couvrent les xe-xiie siècles, soit une période relativement longue, tandis que le cloître et le martyrologe du xiiie siècle soulignent les événements du xiie siècle. On distingue en fait deux moments-clefs dans l’histoire du chapitre : la fusion des diocèses de Roda et de Barbastro en 1101, et l’épiscopat de saint Ramon (1104-1126). Si la fusion eut lieu sous l’épiscopat de Pons (le premier évêque à porter le double titre à partir de 1101), Ramon, premier évêque élu après la fusion, ouvrit une nouvelle page de l’histoire du chapitre. Surtout, le prestige de sa canonisation rejaillit sur sa communauté tout entière, ce qui justifie pleinement sa présence sur tous les supports étudiés, ainsi que sa place en tête de liste dans le rouleau mortuaire de 1102 (les autres évêques sont d’ailleurs présentés comme sui antecessores1) ainsi que sur la pierre des évêques. Le martyrologe permet d’ailleurs de corriger une petite confusion d’Antonio Durán Gudiol qui identifiait saint Ramon avec le Ramon enregistré à la date du 25 juin dans le nécrologe de Pampelune (parce que le rédacteur du manuscrit avait indiqué episcopus Barbastrensis Rotensis) et considérait que le Ramon du 21 juin était Ramon Dalmau2. Or, le martyrologe, produit à Roda même et par conséquent moins susceptible d’être erroné, affirme clairement que l’on célébrait la fête de saint Ramon le 21 juin à Roda.
Un récit des origines
8L’absence de mention d’anniversaires sur la pierre des évêques indique une fonction différente de celles des autres documents. La pierre relève certes de la memoria animarum puisqu’elle rappelle que les évêques cités ont été inhumés dans la cathédrale, mais, du fait de son exposition dans la cathédrale, elle joue avant tout un rôle essentiel dans l’écriture de l’histoire de Roda par les chanoines.
9Le rouleau mortuaire de 1102, qui a d’abord pour fonction de permettre la commémoration des défunts, opère en effet une distinction entre d’une part des évêques considérés comme dignes d’être nommés et d’autre part ceux qui sont regroupés sous l’expression aliorum plurimorum. Ceux-ci, rejetés dans la catégorie des « ancêtres anonymes », bénéficient désormais de la commémoration liturgique collective et non plus de la commémoration liturgique individuelle. Le rouleau met donc à l’honneur des personnalités éminentes du chapitre et participent à la glorification du chapitre. Il représente une première étape vers une écriture sélective des origines du diocèse de Roda. Dans le nécrologe de la cathédrale de Pampelune, on perçoit une logique beaucoup plus sélective des noms. La forte continuité des noms des évêques de Roda trahit la persistance de liens commémoratifs forts entre les deux chapitres. L’absence de quelques noms pourrait avoir pour raison la non-transmission des noms (faute d’un réseau de confraternité à cette date) ou bien le renouvellement du nécrologe de Pampelune et la tombée dans l’oubli de ces noms.
10La pierre des évêques porte quant à elle les traces d’un récit des origines déjà élaboré qu’elle contribue à renforcer et à diffuser. Les évêques y sont énumérés selon leur prestige et la longueur de leur épiscopat. Certains manquent à l’appel. Salomon, expulsé du chapitre à cause de ses velléités réformatrices3, fut probablement l’objet d’une forme de damnatio memoriae ; exclu de la communauté, il n’était de toute façon pas inhumé à Roda. Ramon Dalmau, Pons ou Gaufred n’appartiennent pas à la liste malgré leur importance dans l’histoire du chapitre. En tant qu’évêques de Roda et de Barbastro, Pons et Gaufred furent probablement inhumés dans la nouvelle capitale diocésaine. Quant à saint Ramon, il doit son inscription sur la pierre à sa canonisation et à son tombeau dans la crypte de la cathédrale. Les premiers évêques ne reposaient sûrement pas dans la même tombe et ils sont réunis par l’écriture épigraphique. Une page de l’histoire de Roda se trouve donc monumentalisée dans l’église grâce à cette longue inscription. La politique mémorielle, le processus d’écriture de l’histoire l’avait emporté au xiiie siècle sur les questions de salut. La cathédrale de Roda n’était plus l’épicentre liturgique du diocèse, mais en devenait un lieu de mémoire et d’histoire.
Notes
1 Dufour, Jean, Recueil des rouleaux des morts (viiie siècle-vers 1536). Volume premier (viiie siècle-1180), Paris, 2005, op. cit., n° 104, p. 264-278, ici p. 267.
2 Durán Gudiol, Antonio, « Las inscripciones medievales de la provincia de Huesca », Estudios de Edad Media de la Corona de Aragón, 1967, p. 27.
3 Swanson Hernández, Rebecca, Tradicions I transmissions iconogràfiques dels manuscrits de la Ribagorça entre els segles X-XII, thèse inédite, Université de Barcelone, 2 volumes, ici volume 1, p. 33-34.
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