- Accueil
- > Livraisons
- > Quatrième livraison
- > Images de la communauté : le contenu
Images de la communauté : le contenu
Par Anne Rauner
Publication en ligne le 10 janvier 2022
Texte intégral
1Le cloître permet de déployer l’écrit dans un espace vaste, où trois échelles, celle de l’inscription, de l’arcade et du cloître, entrent en résonance. La situation d’une inscription, au sens géographique du terme, ouvre un champ de signification particulier et l’aménagement de l’espace crée un discours sur la communauté des défunts en lien avec la dimension sacrée des édifices. Cet aspect spatial est bien plus limité dans le manuscrit nécrologique qui accentue la dimension temporelle de la mémoire et inscrit les défunts dans le cycle de la liturgie et le temps sacré. La pensée spatiale n’y est néanmoins pas complètement absente. La répartition de l’information entre les folios du codex et sur l’espace de la page représente un enjeu majeur pour hiérarchiser et lire l’information, et conduit à aménager l’espace selon des modalités particulières. Analyser les écrits commémoratifs épigraphiques et manuscrits oblige par conséquent à distinguer deux échelles : celle du cloître qui fait la spécificité de l’obituaire lapidaire et construit la communauté canoniale à travers l’espace ; celle de l’inscription elle-même où l’on constate des enjeux et des pratiques similaires entre pierre et parchemin. La conjonction des deux éléments fonde le discours sur la communauté.
La communauté dans l’espace
2Les critères de répartition des défunts dans le cloître ou dans le calendrier structurent profondément le discours sur la communauté. Faute de nécrologe conservé pour Roda, donnons quelques éléments généraux de répartition des défunts dans le temps à l’aide des calendriers occidentaux conservés. Les anniversaires, célébrés toute l’année, se concentrent sur certaines périodes, temps de mortalité plus forte ou moment privilégié de la commémoration des défunts : les premiers mois de l’année, l’automne, la semaine de la Toussaint. Le choix d’une date n’est pas fonction du statut social de l’individu, mais de la date de sa mort, de la fête de son saint patron, de l’absence de fête liturgique importante. Néanmoins, la stratification sociale de la société médiévale ressort de la répétition de certains noms plusieurs fois dans l’année pour les défunts, clercs ou laïcs, ayant fondé plusieurs messes anniversaires. Le phénomène, certes peu visible dans les calendriers des xiie-xiiie siècles, ne prend de l’ampleur qu’au bas Moyen Âge, mais la fréquence de la prière garantit une accumulation de suffrages et des chances supplémentaires d’un salut rapide. Dans le cloître, l’efficacité des prières est tout autre. Elle peut résulter de la proximité de l’inscription avec l’espace sacré de l’église, ou de la fréquence des passages devant le bloc, et donc de la lecture de l’inscription. Dans le cloître de Roda, les chanoines, présents dans toutes les galeries, se concentrent tout particulièrement au sud, à l’est et plus secondairement au nord. Les arcades ouvrant le cloître sur la salle capitulaire réunissent les membres les plus prestigieux du chapitre. Les laïcs, quant à eux, investissent les arcades et le mur nord, ainsi que, plus ponctuellement, les arcs occidentaux1. La chronologie de production des inscriptions joue probablement un rôle dans cette localisation ; le mur nord, le plus éloigné de l’église mais séparant ailleurs le cloître ou l’église du cimetière, a en effet été investi plus tardivement que les arcades. Mais, bien qu’il n’y ait pas de règles strictes, on voit surtout se dessiner, à Roda comme dans beaucoup de cloîtres, une géographie du sacré : les clercs au plus proche des lieux de prière – l’église et la salle capitulaire où l’on lisait le nécrologe lors du chapitre, les laïcs dans des espaces secondaires ; les clercs dans les espaces de passage, les laïcs dans des espaces en lien avec l’extérieur. L’organisation spatiale reflète la quête des suffrages et l’espoir du salut comme la répétition des noms dans le nécrologe ou l’obituaire parchemin.
3Dans le cloître comme dans les manuscrits nécrologiques, le discours sur la communauté se déploie à une autre échelle : celle de l’inscription et celle de la notice individuelle. Les scripteurs doivent user de stratégies similaires pour que l’espace restreint de la page puisse contenir toutes les informations indispensables à l’identification des défunts et à leur commémoration. Abréviations, éventuels dépassements du cadre existent dans les manuscrits comme sur les inscriptions. C’est donc là un point commun de plus entre l’obituaire lapidaire et le manuscrit nécrologique. La mise en page des calendriers nécrologiques et des inscriptions n’est pas seulement stratégie de gestion de l’espace. Elle matérialise parfois la vision de la communauté et de la société défendue par les scripteurs. Dans les calendriers nécrologiques, ce n’est pas la qualité de réalisation de la mise en page qui différencie les différents groupes composant la communauté. Bien au contraire, elle les rassemble tous du fait de son homogénéité dans tout le codex. Quelques nécrologes proposent néanmoins une classification des défunts selon leur statut et/ou leur origine géographique. Le nécrologe de la cathédrale de Pampelune recense ainsi au verso des folios les noms des chanoines et de quelques bienfaiteurs prestigieux et au recto du folio placé en vis-à-vis les noms de tous les autres défunts, clercs et laïcs confondus, pour lesquels les chanoines prient2. On oppose donc les membres de la communauté elle-même à ses associés, par exemple le Codex Guta-Sintram contenant le nécrologe des chanoinesses de Schwartzenthann (xiie siècle) classe les défunts en quatre catégories et sépare soigneusement les clercs des laïcs, en respectant la hiérarchie ecclésiastique (les hauts dignitaires de l’Église sont inscrits dans la première colonne qui jouxte celle dédiée au nom du saint) et en consacrant une colonne spécifique aux membres du chapitre3. Les scripteurs déroulent ici un discours sur la société dans sa globalité en affirmant la prééminence du clergé sur les laïcs en ces temps de réforme grégorienne.
4Bien que l’autonomie de chaque inscription par rapport aux autres autorise au contraire les jeux de mise en page et de décor pour l’individualiser, l’usage de l’écriture et sa forme contribuent à définir la communauté dans le cloître dans les manuscrits. Dans les deux cas, les phénomènes d’écriture plurielle – soit la coprésence sur un même lieu d’écriture de gestes graphiques distants dans le temps et éventuellement dans leur autorité4 – négocient les différents temps de la réalisation et une recherche d’homogénéité qui tantôt dissimulent, tantôt accentuent les strates successives de rédaction.
Formules et formulaires
5Le formulaire obituaire, plus que tout autre, est l’élément central du portrait que la communauté dresse d’elle-même dans le cloître, au-delà du choix exclusif du latin, langue liturgique et langue des clercs. Dans les documents nécrologiques sur parchemin, les formules employées, souvent répétitives, transmettent autant d’informations que possible en peu de lignes. La notice anniversaire, qui suit la mention du calendrier romain, débute généralement par obiit, surtout dans les nécrologes et obituaires du Moyen Âge central. Le nom du défunt est parfois accompagné de son statut, puis à partir du tournant des xiie-xiiie siècles, de la description du mode de financement de l’anniversaire.
6C’est exactement le même formulaire que l’on retrouve à maintes reprises sur les arcs et les murs du cloître de Roda. Faute d’une structure temporelle générale pour classer les inscriptions, chacune intègre dans son formulaire la mention du jour de l’anniversaire. Les scripteurs adoptèrent donc le formulaire « date + obiit + nom + statut » si caractéristique des documents nécrologiques des xiie-xiiie siècles et que l’on découvre par exemple dans l’inscription 124 de Martinus Galindus.
7On ne communique au lecteur qu’un texte d’une grande sobriété qui suffit à déclencher la prière. Les défunts en sont toutefois réduits à un anonymat relatif, accru par l’absence de diversité des prénoms. Peu importe finalement puisque le défunt bénéficiera malgré tout des suffrages des siens. Les mêmes mots reviennent sans cesse pour définir le statut des clercs et donnent à voir la hiérarchie au sein de la famille canoniale. Le cloître est ainsi habité par un évêque, des chanoines, des camériers, des prieurs, des prêtres, des diacres et des archidiacres, des sacristains, des vicaires. Parfois, deux ou trois qualificatifs sont accolés au nom du défunt ; il s’agit le plus souvent de canonicus sacerdos, mais d’autres combinaisons existent, montrant la multiplicité des statuts d’un même clerc. Les laïcs sont désignés grâce à leur statut de chevalier (miles) ou de domina5. Leur identification, plus précise grâce à la mention d’un nom de famille ou d’un toponyme, les placent dans leur lignage. Les chanoines de Roda, comme beaucoup de communautés monastiques ou canoniques, conservent ainsi la mémoire de leurs bienfaiteurs même si l’on ne peut pas parler de lieu de mémoire familial sans présence massive de membres d’une même famille.
8Les formulaires à Roda ne sont pas figés. Ils s’adaptent à des besoins nouveaux et se prolongent de plus en plus d’informations supplémentaires. Les scripteurs introduisirent par exemple les millésimes dans les inscriptions à la même époque que les calendriers nécrologiques. Si l’on ignore tout de la présence ou de l’absence de millésimes dans les notices du nécrologe de Roda désormais disparu, on en dénombre aujourd’hui 47 dans le cloître, tous compris entre l’année 1197 et l’année 1334. Échelonnés dans le temps avec une certaine régularité avant les années 1280, ils sont cependant plus espacés par la suite. Ce millésime correspond à la date de fondation de l’anniversaire, et non à la date de réalisation de l’inscription. Il ne constitue donc pas un élément sûr pour dater les inscriptions dans le cloître6. Bien que présents surtout sur les arcs séparant la salle capitulaire du cloître, ces millésimes ne répondent ni à une logique géographique, ni à une logique sociale. Comment alors expliquer, leur introduction de plus en plus systématique au xiiie siècle ? On peut certes déceler là une nouvelle sensibilité au temps, toujours plus maîtrisé et mathématique, mais dans les manuscrits, l’apparition du millésime est surtout corrélée à celle des fondations d’anniversaire. Celle-ci faisait l’objet d’un acte juridique qu’il fallait pouvoir consulter en cas de difficulté. Au dos de la charte, on indiquait donc souvent le nom de la personne, l’objet de l’acte et sa date. Le transfert du millésime de l’acte vers l’obituaire s’inscrit donc dans un contexte de nouvelles pratiques archivistiques qui exercèrent peut-être une influence indirecte sur les formulaires épigraphiques. À Roda, le millésime est souvent placé en début d’inscription, par exemple dans celle de Johannes (inscription 26) afin de bouleverser le moins possible l’ordre du formulaire.
9Certaines inscriptions rejettent toutefois le millésime en fin de texte ; les normes de l’acte juridique se terminant par l’eschatocole pourraient avoir ici modelé l’écriture épigraphique. L’inscription funéraire pour Bernardus (inscription 49), qui se termine par Anno domini puis par un espace vierge prévu pour un millésime jamais inscrit, suggère cependant une autre explication.
10On sait que des messes furent parfois enregistrées dans les manuscrits nécrologiques du vivant de leur fondateur pour ne devenir des messes anniversaires à proprement parler qu’à sa mort. Un chanoine aurait-il profité d’une campagne épigraphique dans le cloître pour s’assurer de sa présence dans le cloître et bénéficier de la prière des passants ? S’agit-il ici de la copie d’une de ces notices pour un vivant, ce qui documenterait la pratique consistant à traduire régulièrement, au fil de l’eau, les notices manuscrites dans un document épigraphique ? Le seul exemple de Bernardus ne permet pas de le confirmer.
11L’allongement du formulaire vient également de l’ajout du qualificatif Rotensis au statut des chanoines, sous la forme « statut + Rotensis » ou « Rotensis + statut ». Interpréter ce complément du nom comme un transfert du nécrologe de Pampelune dans lequel il accompagne systématiquement le nom des chanoines de Roda est un non-sens au vu de l’absence de liens entre le cloître et le manuscrit, mais surtout du fait de la date de réalisation des inscriptions (seconde moitié du xiiie siècle et xive siècle). L’époque voit certes naître une nouvelle sensibilité à l’espace et se diffuser les patronymes, mais cette interprétation pragmatique ne justifie pas à elle seule l’ajout du qualificatif. Ce dernier est en effet toujours attaché au nom d’officiers du monastère : prieurs, camériers, préchantres, vicaires. C’est par exemple le cas pour Raimundus de Cannosto, prieur de Roda (inscription 201).
12Il est donc surreprésenté sur les arcs de la salle capitulaire et sous-représenté au nord et au sud. Le qualificatif appartient désormais à leur titulature. Depuis la perte du siège cathédral en 1104, l’évêque n’est plus directement à la tête du chapitre, mais il délègue la direction de la communauté à un prieur, comme il le fait pour d’autres églises du diocèse. Le toponyme servait donc à distinguer les différents prieurs de chapitre dans le diocèse et ne remplissait initialement aucune fonction identitaire. Il participe pourtant, par sa seule présence, à la construction et à l’affirmation de l’identité du chapitre.
13Le formulaire des inscriptions du cloître de Roda subit enfin une transformation similaire à celle des notices de nécrologes. Son allongement s’accompagne d’une forte diversification. Trois fondations sont gravées dans le cloître aux xiie-xiiie siècles. L’inscription 84 pour le chanoine Guillaume signale ainsi « habet anniversarium ».
14Le défunt a fondé un anniversaire de son propre chef. Il n’a donc pas été enregistré automatiquement dans le nécrologe et le cloître parce qu’il appartenait à la communauté ; il s’agit bien au contraire d’un geste volontaire, probablement financé par une donation ou une fondation de rente. L’inscription 210 pour Bérenger évoque les trois distributions annuelles de pain pour les chanoines.
15On sait l’importance de ces distributions dans la route vers le salut et la commémoration des défunts, en particulier dans les communautés clunisiennes7. Le défunt est désormais associé pour l’éternité (ou au moins plusieurs siècles) à son geste de bienfaisance. L’inscription 198 pour un autre Bérenger, sur le mur sud, flanquée de deux cloches, possède le formulaire le plus long du cloître.
16Elle rappelle la fondation d’une chapelle et d’anniversaire pour le salut du père du défunt. Les deux cloches offrent un clocher symbolique à la chapelle et appellent à la prière. Le formulaire débute comme le formulaire standard « date + obiit + nom », puis s’en différencie par la mention du lien de filiation, de la chapelle et de l’anniversaire, du millésime et la formule Cuius anima requiescat in pace qui lance elle aussi un appel au passant pour qu’il contribue au salut du défunt.
17Dans les trois cas, l’allongement des formulaires témoigne d’une nouvelle conception du salut et des relations nouvelles entre la communauté canoniale et l’individu désormais responsable de sa propre commémoration. Cette tendance est d’ailleurs aussi perceptible dans les nécrologes-obituaires et les obituaires. Le cloître de Roda subit la même évolution que les nécrologes. Nécrologe de pierre, il se transforme peu à peu en obituaire lapidaire, comme le souligne María Encarnación Martín López8. On doit cependant nuancer les conclusions de l’auteur. Ces inscriptions font certes référence à une fondation et possèdent une dimension administrative : elles transmettent la mémoire de la fondation pour que l’anniversaire ne cesse pas d’être célébré. Mais au xiiie siècle, la dimension liturgique de l’obituaire n’a pas disparu. Il reste un écrit hybride9 et symbolise le livre de vie de l’Apocalypse recensant toutes les bonnes œuvres de l’âme élue. Ces inscriptions – peu nombreuses peut-être parce qu’à partir de la fin du xiiie siècle, il y a peu d’inscriptions nouvelles – montrent surtout les liens distendus entre le chapitre et son ancienne cathédrale. Le cloître se fige comme un nécrologe que l'on cesse de compléter. Son rôle commémoratif laisse de plus en plus place à une vocation mémorielle, voire historique : Roda est le lieu des origines et le cloître en est l’un des signes tangibles.
18Enfin, certaines inscriptions se distinguent des autres par leur originalité. L’inscription 108 pour le chanoine Benoît intercale la formule Anima eius requiescat in pace entre la mention du statut et celle du millésime (1251).
19Cette même formule apparaît sur le mur sud dans l’inscription de Bérenger datée de 1294. Ce sont probablement les prémices de la diffusion d’une nouvelle tendance puisque l’expression connaît un grand succès dans les inscriptions obituaires au Bas Moyen Âge.
20Que retenir de cette étude des formulaires ? D’abord la stabilité du noyau initial qui s’allonge ensuite, mais n’est jamais remis en cause. Cette stabilité et cette homogénéité que l’on trouve aussi dans les nécrologes et les obituaires de la même époque constitue un argument supplémentaire en faveur de la classification du cloître parmi les obituaires lapidaires. Cette homogénéité contribue à créer une unité dans le cloître, un discours construit sur la communauté. Les chanoines produisent grâce à la pierre un portrait fidèle de leur famille canoniale au sens large, c’est-à-dire qu’elle inclut leurs bienfaiteurs, précisant la place de chacun, dignitaires ecclésiastiques, simples chanoines, laïcs. A ce titre, le discours porté par le cloître est encore plus puissant que le manuscrit parce qu’il matérialise concrètement la communauté dans l’espace.
Une réduction épigraphique ?
21Les manuscrits nécrologiques sont souvent décrits comme des « livres vivants ». Chaque nom ajouté automatiquement par la communauté ecclésiale à la mort de l’un des siens ou l’un des membres de sa confraternité, chaque nom ajouté du fait de la fondation d’une messe anniversaire à la demande des individus allongeait la liste des défunts dans le nécrologe ou l’obituaire. L’insertion de données administratives enregistrées dans les obituaires amena également à de régulières mises à jour dès les xiie-xiiie siècles. Or, l’allongement des listes de défunts et l’impérative réactualisation des données administratives obligeaient les institutions religieuses à renouveler leur calendrier nécrologique à intervalles plus ou moins courts. Bien que mal documentés pour le Moyen Âge central, les renouvellements de nécrologes sont attestés dès le xiie siècle, par exemple à l’abbaye Saint-Victor de Paris10. L’opération exigeait de procéder à la réduction des anniversaires – on élimine les noms de ceux qui sont tombés dans l’oubli et de ceux dont l’anniversaire n’est plus financé – et à copier les noms conservés dans le nouveau calendrier. Le renouvellement d’un nécrologe ou d’un obituaire redéfinissait donc les contours de la communauté et exigeait la présence ou du moins l’accord de tous.
22Bien que la pierre ait un goût d’éternité plus prononcé que le parchemin et que le réagencement du cloître ait supposé des travaux bien plus conséquents que la réalisation d’un nouveau codex, considérer le cloître comme un « écrit vivant » suppose qu’un renouvellement des inscriptions n’est pas à exclure. Le but du réagencement du cloître ne serait alors pas seulement architectural, mais aussi textuel. Qu’en était-il à Roda ? Contrairement au manuscrit, tous les membres défunts de la communauté ne bénéficiaient pas d’une inscription sur les murs du cloître. Tout obituaire lapidaire résultait par conséquent d’une sélection initiale11 selon des critères difficiles à définir pour l’historien. Pour une communauté de taille réduite comme celle de Roda, il n’est néanmoins pas exclu que tous aient bénéficié d’une inscription, au moins à une période donnée. Tous les clercs de Roda ne bénéficièrent en revanche pas d’une inscription dans le nécrologe de la cathédrale de Pampelune, soit parce que leur nom n’a jamais été communiqué au chapitre, soit parce qu’il a été perdu lors des renouvellements de ce nécrologe. Quant aux laïcs, leur nom n’a probablement jamais été transmis puisqu’ils n’appartiennent pas à la communauté canoniale et donc au réseau de confraternité. Inversement, tous les évêques et les chanoines de Roda présents dans le nécrologe de Pampelune ne figurent pas dans le cloître. Les chanoines pyrénéens auraient-ils sélectionné le nom des leurs qui leur paraissaient dignes de bénéficier d’une inscription ? Selon quels critères ? Pourquoi l’absence des évêques, en particulier ceux dont le nom ne figure pas sur la pierre des évêques ? L’hypothèse d’un renouvellement des inscriptions lors du réaménagement du cloître (à moins que le réaménagement n’ait été décidé pour permettre le renouvellement ?) expliquerait bien mieux leur absence : leur inscription aurait disparu à une époque qui reste à déterminer. L’existence dans le mur sud, à proximité immédiate de la porte de l’église, d’une inscription commémorant Gaufred (inscription 199), évêque de Roda de 1135 à 1146 et probable commanditaire du cloître actuel12, irait dans ce sens. Comment imaginer en effet que les autres évêques n’aient pas bénéficié des bienfaits de la commémoration épigraphique ? La pierre des évêques ne suffit pas à justifier l’absence d’inscription dans le cloître. Pons, par exemple, ne figure ni dans le cloître ni sur la pierre des évêques alors qu’il fut l’une des personnalités les plus prestigieuses du chapitre et le premier évêque de Roda à devenir évêque de Barbastro. L’hypothèse d’une inscription à Barbastro, mais pas à Roda, est très fragile ; par souci d’équilibre, de continuité entre les deux moments de l’histoire du diocèse, il aurait été logique de faire graver une inscription dans chaque église.
23Le réagencement du cloître explique la séparation des inscriptions 114 et 116 initialement conçues comme un tout. L’effacement d’inscriptions est attesté par la survivance de plusieurs lettres isolées, unique vestige d’un texte plus long, notamment sur les arcs nord.
24Mais comment prouver le caractère intentionnel de l’effacement, si tant est qu’il ait existé ? Celui-ci n’est-il pas seulement motivé par l’état de la pierre dont l’usure ou les maladies font disparaître peu à peu certains textes gravés13 ? Dans ce cas, peut-on réellement parler de renouvellement des inscriptions ? La seule certitude réside dans l’absence du motif économique souvent invoqué dans le cas du renouvellement des obituaires à partir des xiie-xiiie siècles. La personnalité des chanoines joue-t-elle un rôle dans cette sélection ? L’analyse démontre que les réaménagements du cloître ne modifièrent pas l’ordonnancement général. Si certaines pierres ont été déplacées, ces changements n’ont pas bouleversé la logique initiale. C’est là encore un point commun avec le renouvellement des nécrologes du Moyen Âge central qui conserve souvent la mise en page du manuscrit précédent tout en prévoyant plus d’espace sur la page afin d’accueillir des notices anniversaires plus nombreuses. Faute de sources, plusieurs autres questions restent sans réponse. D’abord celle de l’initiative du renouvellement et du processus décisionnaire en général, ainsi que des acteurs de la mise en œuvre technique. Ensuite, celle de la fonction de l’inscription. La réduction épigraphique doit-elle être considérée comme le moment où le cloître perd sa dimension commémorative pour devenir lieu de mémoire et d’histoire de la communauté ? Le statut du défunt changerait alors : l’homme en quête de salut deviendrait alors un acteur du passé14.
25La similitude des pratiques mises en œuvre dans les manuscrits nécrologiques et dans le cloître de Roda conduit à considérer ce dernier comme un nécrologe lapidaire dans lequel on perçoit la lente évolution vers l’obituaire lapidaire et les mutations lentes de la commémoration des défunts. Comme dans le manuscrit, on voit se dessiner dans l’espace les contours de la communauté de Roda incluant les chanoines et leurs bienfaiteurs et se construire son identité, une identité repensée et réécrite lors des travaux dans le cloître qui firent disparaître certaines inscriptions. La commémoration épigraphique, comme la commémoration liturgique, n’est pas seulement accès au salut ; elle est aussi représentation de la communauté selon ses codes hiérarchiques et écriture de son histoire dans la pierre par des choix d’aménagement de l’espace.
Notes
1 Ces informations résultent de l’analyse factorielle des données menées par Marie Fontaine-Gastan ; voir sa contribution dans cette même livraison.
2 Archives de la cathédrale de Pampelune, HH 20. Éd: Ubieto Arteta, Antonio, Obituario de la Catedral de Pamplona, Pampelune, 1954.
3 Bibliothèque du Grand Séminaire de Strasbourg, ms. 37. Éd. Le Codex Guta-Sintram, éd. Béatrice Weis, 2 vol., Lucerne/Strasbourg, 1983.
4 Deloye, Juliette, Rauner, Anne, « Écrire/inscrire : écritures plurielles. Compte-rendu de la journée d’études (Strasbourg, 9 juin 2017) », Source(s). Arts, Civilisation et Histoire de l’Europe, 12 (2018), p. 189-195, p. 189.
5 Beatrix, probable bienfaitrice du chapitre, est qualifiée de domina pour montrer la noblesse de son lignage et de « fille de Ferius de Casteylo », témoignant peut-être de son statut de femme non mariée (inscription 21). Sebila de Logres est elle aussi qualifiée de « domina », mais sans autre ajout (inscription 191).
6 Les inscriptions 94 et 102 de 1197 sont ainsi gravées bien après le millésime mentionné d’après l’analyse technique et paléographique.
7 Wollasch, Joachim, « Les obituaires, témoins de la vie clunisienne », Cahiers de civilisation médiévale, 12 (1979), p. 139-171, ici p. 147-149 et p. 161-165.
8 Martín López, María Encarnación, « Las inscripciones medievales del claustro de la catedral de Roda de Isábena (Huesca). Approximación a su taller lapidario », Espacio, tiempo y forma, 33 (2020), p. 333-364, ici p. 341.
9 Bertrand, Paul, Les écritures ordinaires. Sociologie d’un temps de révolution documentaire (1250-1350), Paris, 2015, p. 95-97.
10 Legitur in necrologio victorino, éd. Anette Löffler, Björn Gebert, Münster, 2015.
11 Treffort, Cécile, « De l’inscription nécrologique à l’obituaire lapidaire : la mémoire comme signe d’appartenance à la communauté (ixe-xiiie siècle), dans Civis/Civitas. Cittadinanza politico-istituzionale e identità socio-culturale da Roma alla prima età moderna. Atti del Seminario internazionale Siena/Montepulciano, 10-13 lugio 2008, dir. Caterina Tristano, Simone Allegria, Montepulciano, 2009, p. 117-140, ici p. 129.
12 Swanson Hernández, Rebecca, Tradicions I transmissions iconogràfiques dels manuscrits de la Ribagorça entre els segles X-XII, thèse inédite, Université de Barcelone, 2 volumes, ici volume 1, p. 48.
13 À ce sujet, cf. les contributions de Thierry Grégor dans cette livraison.
14 Son statut change de toute façon pour la communauté : la réduction manuscrite comme épigraphique fait entrer l’individu dont le nom disparaît dans le groupe des ancêtres anonymes. À ce titre, il continue à bénéficier des prières des vivants grâce à la commémoration liturgique collective lors de la messe (Memento).
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Anne Rauner
anne.rauner@etu.unistra.fr
raunera@gmail.com
Droits d'auteur
This is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License CC BY-NC 3.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-nc/3.0/fr/) / Article distribué selon les termes de la licence Creative Commons CC BY-NC.3.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-nc/3.0/fr/)