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Note sur un fragment métrique récemment découvert à Arles
Par Alberto Bolaños-Herrera
Publication en ligne le 20 juin 2019
Table des matières
Texte intégral
1Dans le cadre du projet d’édition et d’étude de la poésie épigraphique des Gaules1, les riches collections épigraphiques du Musée départemental Arles antique ont fait l’objet, à l’automne 2017, d’un examen pour découvrir ou redécouvrir de nouvelles inscriptions métriques. Au cours de l’une des visites, une pièce à caractère métrique (inv. FAN.92.00.2672)2 a été recensée et analysée de façon succincte en vue de son insertion éventuelle dans le catalogue des inscriptions antiques de la ville d’Arles dont la limite chronologique est l’année 711. Or, l’étude détaillée de cette pièce, on le verra, permet d’établir une datation plus tardive. La présente notice a pour premier objectif la publication d’une inscription restée jusqu’alors inédite et. L’étude réalisée qui s’appuie sur les principales bases de données épigraphiques et les recueils d’inscriptions permet d’en démontrer l’originalité et de fournir quelques pistes interprétatives3.
Analyse du support et de l’écriture
Fig. 1. Fragment d’inscription métrique inédite au Musée départemental Arles antique (inv. FAN.92.00.2672). © A. Bolaños-Herrera (voir l’image au format original)
Analyse du support
2La provenance de cette pièce est inconnue, même si elle vient probablement de la région : il n’y a aucune indication dans la fiche d’inventaire concernant les circonstances de la découverte ou l’entrée de l’inscription au musée. Il s’agit d’un fragment carré d’une dalle de marbre blanc (22 x 24,5 x 4,5 cm). Il conserve sur six lignes la fin d’un texte latin en scriptio continua. Ce fragment correspond au côté droit de la plaque à en juger par les espaces sans écriture à la fin des lignes impaires. On aperçoit encore les traces fines d’une double réglure qui délimite des lignes d’une taille régulière (de 2,5 cm de hauteur) et un interligne de 0,7 cm. Le fait que le fragment présente une forme carrée presque parfaite laisse penser que la dalle originale a été débitée pour être remployée. La face antérieure présente de nombreuses tâches de rouille.
Analyse paléographique
3L’ordinatio est extrêmement géométrique (les signes d’une mise en page antérieure à la version définitive du texte sont encore visibles dans les lignes guides qui préparent les lignes d’écriture)4. Les lettres présentent les caractéristiques de l’écriture carolingienne (post renovatio) qui s’impose entre le viiie et le xie siècle : écriture romanisante, scriptio continua ; trois points triangulaires superposés après la lettre Q signalent l’abréviation de la conjonction que (ligne 5). Il faut noter la lettre I dans OMNIBVS (ligne 1) inscrite en petit format au-dessus du N ; la forme carrée de la C, le ductus du B avec ses deux panses disjointes (comme pour le R de ligne 4), ou la graphie du O et du Q (ligne 2) de forme rhomboïdale alternant avec la forme ronde (ligne 5)5.
4La forme des lettres pourrait donc nous inviter à placer la date de réalisation de la pièce entre la fin du ixe et le xie siècle6.
Édition du texte et traduction
5À partir de l’examen in situ de l’inscription d’Arles, le fragment peut être édité comme suit. Les restitutions et autres interventions de l’éditeur sont proposées à la suite du texte selon les conventions du CIL7.
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[--- veniam?] ḍedit omnibus unam
[--- sol]vere qui potuit
[---] annus culminis huius
[--- don]et in arce poli
5 [---]ọq(ue)⋮ sophismate pollens
[--- prae]ṣulis officio
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61 Suppl. dub. ex Paul. Nol. [ps.] carm. 32, 42 sive ‘ultimum’ (ed. Hartel Wilhelm, CPL 206, 1894, p. 337) : ... veniam dabit o. u. (cf. CIL VI, 41342,2).
72 Suppl. ex Theodolfo Aurelianense carm. 66, 3 (ed. Dümmler Ernst, MGH, Poet. I, 1881, p. 557).
83 annus pro annos8.
94 arce poli clausula hexametri est percommunis, speciatim apud Alcuin, ex cuius carm. 99, 8 (ed. id., ibid., p. 323) suppl.
106 Suppl. ex clausula Hrabani Mauri carm. 97,12 (ed. Dümmler Ernst, Poet. II, 1884, p. 44), cf. CIFM 11, 58, 2-3 : pre|[su]l(is) funct(us) [est] officio ; fort. digno prae]sulis o., velut apud epitaphium Deoderici episcopi Mettensis (X saec.), quem rexit digno praesulis officio (Epitaphia Grabschriften 49,8, ed. Strecker Karl, MGH, Poet. V, 1939, p. 308).
11On peut proposer, à partir de cette édition critique, la traduction partielle suivante :
« … donna à tous qu’un seul [pardon (?)],
... qui put se dégager [des liens de la mort (?)].
... ans de sa fin,
... pourvu qu’il lui donne dans la citadelle du ciel.
5 ... étant riche en sagesse
... évêque... »
Commentaire philologique
12D’après la scansion des séquences conservées et les parallèles littéraires, il ne fait aucun doute que ce fragment appartenait à une inscription composée en distiques élégiaques, dont on lit encore la fin de trois hexamètres et de trois pentamètres, sans que l’on puisse assurer, en l’état actuel de la conservation, qu’ils formaient l’intégralité de l’inscription.
13L’inscription correspondait probablement à l’épitaphe d’un grand ecclésiastique, peut-être de l’église d’Arles : un abbé ou plus vraisemblablement un évêque en raison de l’usage de l’expression praesul. La dénomitation praesul (vers 6) pour les évêques existe depuis l’Antiquité tardive. En Gaule, l’expression se trouve dans l’inscription funéraire de Censure, évêque d’Auxerre († 502), et dans l’épitaphe de Hesyquius de Vienne († ca. 490), au sujet d’Avit : praesulis iunctum tumuloque Aviti9. À l’époque médiévale, cette dénomination se trouve partout et presque toujours pour des évêques : on retrouve en effet des formules semblables dans l’épitaphe de Déodéric de Metz (mentionné dans l’apparat critique) († 965) et dans le texte funéraire pour Durandus, êvéque de Tongres († 1025) : ingens carnis honor, sed morum gratia maior/praesulis officio te locat et solio10 ; à Vienne pour Humbert († 1215)11 ; à Gap pour Robert († 1251/1252)12 ; pour Irénée dans une mosaïque des xie-xiie siècles à Lyon13. On regrette que rien dans l’épitaphe ne s’écarte de la topique de la poésie funéraire et que rien ne permette donc d’identifier le défunt concerné par l’inscription ; mais il serait bien trop hasardeux d’attribuer l’inscription à l’un des évêques arlésiens.
14Le vers 5 indique que l’ecclésiastique exerça sa charge « riche en sagesse » grâce à une construction métrique autour du verbe polleo, bien connue depuis les premiers carmina Latina epigraphica14 : gestorum meritis caelesti gratia pollens à Lyon15, virtutum signis pollens à Milan, moderamine pollens à Rome16, ou encore exuberanti gratia polle(n)s à Tarragone17. Les expressions en lien avec ce participe dans la poésie épigraphique soulignent une qualité tenue pour remarquable malgré les topoi : la vertu, la bonté, la modération, la générosité, etc. Cette construction est utilisé au Moyen Âge, par exemple dans l’épitaphe de l’abbé Ainard provenant de Saint-Pierre-sur-Dives : pollens consilio, clarus in officio18 (date ? ou dans la note de bas page). On pourrait éventuellement restituer magnoque sophismate dans l’épitaphe d’Arles, ce qui correspondrait à la césure penthémimère, sans que l’on connaisse toutefois d’expressions semblables dans la documentation épigraphique.
15Le deuxième distique (vers 3-4) présente l’âge du défunt dans une forme versifiée, suivie d’un vœu pieux pour atteindre la vie éternelle exprimé par le subjonctif de désir donet. La clausule du vers 3 pourrait avoir être inspiré de culminis eius de Paulin de Nole19. En ce qui concerne le vers 4, l’édition critique a préféré la restitution donet provenant d’Alcuin (dona cui Christus donet20) et qui se trouve aussi dans les Carmina Salisburgensia avec le même sens : donet in arce poli gaudia magna Deus21. D’autres restitutions sont cependant envisageables, parmi lesquelles le verbe fulget d’Alcuin lui-même22. La métonymie arce poli pour caelum est courante dès les premiers CLE chrétiens où elle est utilisée dans ce même sens : munus ut aetheria vivat in arce poli à Rome par exemple23). On connaît deux variantes pour Poitiers, dans l’autel dédié à Saint-Étienne dans l’église de Saint Hilaire24 et dans l’épitaphe de l’évêque Jean II et de l’abbé Aper : ut Deus omnipotens requiem concederet illis/cum sanctis pariter semper in arce poli25. On trouve ailleurs plusieurs expressions similaires26.
16Ce qui subsiste du premier distique (vers 1-2), dont nous avons volontairement laissé le commentaire pour la fin de cette note, est la partie du texte la plus difficile à interpréter. Le vers 2 parait avoir être inspiré par le passage de Théodulf d'Orléans cité dans l’apparat critique : solvere qui potuit legalia vincula mortis27. De son côté, le vers 1 fait écho une nouvelle fois aux écrits de Paulin de Nole.
Cernit enim fragilem faciles incurrere lapsus,
corripiensque tamen veniam dabit omnibus unam,
...si denique iustus
esse velit, nullas fugiet sine crimine poenam ;
iustus enim mala condemnat, pius omnia donat.
17L’expression veniam dabit omnibus unam se rencontre dans un CLE chrétien de Rome : vita perennis erit, veniam dabit omnibus unam28.
18En réunissant ces passages isolés et en suivant les emprunts des premiers vers, le poème fournirait le message suivant : « Dieu, avec la vie terrestre, nous a donné à tous une seule et même occasion d’être pardonnés (v. 1) pour se débarrasser des chaînes de la mort, du pêché, c’est-à-dire, pour gagner le don de la rédemption (v. 2)29 ; le défunt en a profité après ... ans (v. 3) : pourvu que Dieu lui donne la grâce d’être dans le ciel ! (v. 4) ». Après ce souhait, on trouve l’éloge stéréotypé des mérites qui justifient l’obtention du salut, dont le gouvernement possible de l’église d’Arles avec une grande sagesse (v. 5-6).
19Ce petit fragment de texte constitue un beau témoignage de la littérature épigraphique médiévale à Arles. La première inscription présentant des caractéristiques similaires – sur le plan de la métrique – depuis l’Antiquité tardive est celle de la réfection de la tombe de saint Césaire30 datée de 883. D’après l’analyse philologique de la pièce, l’épitaphe pourrait concerner un haut dignitaire de l’église, un abbé ou un évêque, peut-être arlésien ; cependant, l’absence de contexte archéologique pour cette découverte, ainsi que l’état extrêmement fragmentaire du texte empêchent d’envisager une attribution certaine. Les motifs littéraires sont tout à fait formulaires et ne peuvent donc apporter aucune précision à ce sujet. Il faut se contenter pour le moment d’inscrire ce texte dans une recherche plus ambitieuse au sein de la documentation locale, mais surtout la culture épigraphique et littéraire du Moyen Âge central, recherche encore à mener, pour mesurer l’intérêt historique et épigraphique du fragment d’Arles.
Documents annexes
Notes
1 « Hacia un nuevo volumen del CIL: XVIII/3: Carmina Latina Epigraphica de las Galias, edición y comentario. Transferencia online de resultados » (réf. FFI2013-42725-P, Ministère de l’Économie, Gouvernement d’Espagne. L’auteur a également bénéficié des fonds du programme FPU (Ministère de l’Éducation ; FPU 13/01684) pour un séjour de recherche au Centre Camille Jullian (MMHS, Aix-en-Provence, réf. EST16/00063), et du soutien du groupe HUM156 (PAIDI, Conseil Régional de l’Andalousie).
2 Nous remercions les responsables du musée, particulièrement Valérie Clénas, qui nous a accompagnés et très chaleureusement reçus pendant les visites.
3 Parmi d’autres ressources électroniques (http://www.ubi-erat-lupa.org) : Epigraphik-DatenbankClauss-Slaby (http://www.manfredclauss.de), Epigraphic Database Heidelberg (http://edh-www.adw.uni-heidelberg.de), Année épigraphique (disponible sur le site https://www.jstor.org/journal/anneepig), Année philologique (http://0-cpps.brepolis.net.fama.us.es/aph/search.cfm?). Parmi la bibliographie : Hirschfeld Otto, Inscriptiones Galliae Narbonensis Latinae, Berolini, Academiae Litterarum Regiae Borussicae, 1888 (« Corpus inscriptionum Latinarum [CIL] » XII); Espérandieu Émile, Inscriptions Latines de Gaule (Narbonnaise), 2 vol., Paris, Libraire Ernest Leroux, 1929 ; Wuilleumier Pierre, Inscriptions latines des Trois Gaules, Paris, CNRS, 1963 ; Robert Favreau, Jean Michaud, Bernardette Mora, Alpes-Maritimes, Bouches-du-Rhône, Var, CNRS, 1989 (« Corpus des inscriptions de la France médiévale [CIFM] », 14), ou Marie-Pierre Rothé, Marc Heijmans, Arles, Crau, Camargue, Paris, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 2008 (« Carte archéologique de la Gaule » 13/5). Il faudrait peut-être faire également apparaître les recueils épigraphiques d’Edmont Le Blant, à côté des corpora des inscriptions latines classiques.
4 Cf. Debiais Vincent, Favreau Robert, Treffort Cécile, « L’évolution de l’écriture épigraphique en France au Moyen Âge et ses enjeux historiques », Bibliothèque de l’École des chartes 165 (2007), 108-113.
5 Cf. Deschamps Paul, Étude Sur la Paléographie des Inscriptions Lapidaires de la fin de l’époque Mérovingienne aux dernières années du xiie siècle, Paris, A. Picard-Société Générale d’Imprimerie et d’Édition, 1929 (Bulletin Monumental, 88), 67 (C), 76 (O), et 77-78 (Q-R).
6 Cf. CIFM 14, Bouches-du-Rhône 8, à Saint-Trophime.
7 Cf. à ce sujet les signes utilisés dans le dernier volume du CIL (éd. Alföldy Géza, vol. ii2 14 fasc. 3, 2011, concernant la ville de Tarraco).
8 Väänänen Veikko, Introduction au latin vulgaire, Paris, Klincksieck, 19813 (= 1963), 36.
9 RICG XV, 97, 1.
10 Epitaphia Grabschriften 23, 1-2, éd. Strecker Karl, MGH, Poet. V, 1939, p. 293.
11 CIFM 15 23, 1.
12 CIFM 16 5, 2.
13 CIFM 17 18, 3.
14 Bücheler Frantz, Ernst Lommatzsch, Carmina Latina Epigraphica [= CLE], Leipzig (= Stuttgart), Teubner 1887-1926 (= 1982) (« Anthologia Latina » pars posterior I-II, Suppl.).
15 Année Épigraphique 1999, 1066, 2 ; Burnand Yves « Une nouvelle inscription chrétienne de Lyon », Gallia 42/1, (1984), 223-231, sur une inscription trouvée dans le quartier de Saint-Jean de Lyon, dont le dédicataire est inconnu.
16 CLE 1335, 6.
17 CIL V, p. 621, 9, 1 ; J. Gómez Pallarès Joan, Carmina Latina Epigraphica als Països Catalans, Barcelona, Institut d’Estudis Catalans-Universitat Autonoma de Barcelona, 2002, T. 17, l’épitaphe de l’êvéque Sergius de Tarragone († 550-555).
18 CIFM 22 51, 8.
19 Carm. 28, 181 (éd. Hartel Wilhelm, CPL 203, 1894, p. 299).
20 i. a. p., carm. 99, 8.
21 1, 1b, 24 (éd. Dümmler Ernst, MGH, Poet. II, 1884, p. 638).
22 Qui virtute pia fulget i. a. p., carm. 90,14,6 (éd. id., ibid. Poet. I, 1881, p. 315).
23 ILCV 1784, 6 ; Diehl Ernst, Inscriptiones Latinae Christianae Veteres, 3 vols., Berlin, Weidmann, 1925-1931 (= 1961) ; Moreau Jacques, Henri-Irenée Marrou, Supplementum, Dublin - Turin, Weidmann, 1967.
24 CIFM 1 38, 4.
25 CIFM 1 44, 15-16 ; cette expression a été proposée comme restitution de CIFM 23 64.
26 Letice palma potiatur in arce superna ; CIFM 27 7, 50.
27 Carm. 66, 3 (éd. Dümmler Ernst, MGH, Poet. I, 1881, p. 557).
28 CIL VI 41342, 2.
29 C’est une évocation que l’on retrouve dans les prêches de Césaire d’Arles : unus diviti victus et pauperi, et aemulatione proiecta sub uno constitutis iugo habitus erat unus in cunctis, unus in omnibus labor, quia danda erat omnibus una redemptio, sermones 143,1 (éd. Morin Germain, CPL 1008, 1953).
30 CIFM 14, Bouches-du-Rhône, 74, conservée dans les réserves du Musée départementale d’Arles antique (inv. X-7983).