Au seuil du chapitre. Mise en abyme, (re)montage du temps

Par Morgane Uberti
Publication en ligne le 10 janvier 2022

Texte intégral

1Il convient d’abord de signaler l’absence d’informations historiques précises sur les aménagements et les éventuelles réfections de la salle capitulaire depuis le Moyen Âge, de la même manière que nous ne savons que peu sur l’histoire du bâti du cloître aragonais. Partie prenante de la galerie claustrale, écho formel des arcades s’ouvrant sur le jardin, la mise en œuvre de la salle capitulaire relèverait du même programme de construction que celui du cloître, une initiative attribuée à Gaufred, alors évêque de Roda (1136-1143) et de Barbastro (1136-1139/40)1. Partant, son écriture obéirait aux mêmes dynamiques auxquelles fut soumis l’ensemble du cloître tout au long du Moyen Âge : une surface à conquérir suivant les mêmes logiques d’actions qui conduisirent à inscrire les murs et les arcs ouvrant sur le jardin, suivant les mêmes rythmes, obéissant à une même scénographie. Le postulat d’une telle homogénéité de « corps » et d’un développement graphique harmonieux, n’a à notre connaissance jamais été suffisamment démontré, ni même discuté. Et de fait, tout invite à faire « corps », l’espace partagé, la communauté architecturale, l’identité de fonction des inscriptions. Pourtant, à l’heure où l’étude archéologique des inscriptions vient largement complexifier l’histoire du cloître de Roda, un monument vivant dont la vitalité a partie liée au mouvement des inscriptions, les pierres qui organisent la salle capitulaire méritaient à elles-seules un détour. Cette entorse au principe même d’une démarche animée préalablement par la pensée du tout (« la collection », « la scénographie ») est intervenue à un moment où cette pensée du tout devenait justement impossible, fatalement lacunaire, voire spécieuse. Passer par le petit pour ouvrir sur le plus grand, forcer le cluster, tel était le pari. Le chemin conduit à libérer les inscriptions de Roda d’une seule perspective nécrologique et commémorative, l’écriture du geste graphique originel au profit d’une « pratique » des inscriptions ; autrement dit, ce que l’on en fait. Il s’y construit une image en mouvement du cloître de Roda permettant de rendre aux inscriptions leur durée et au monument ses rythmes et son temps.

Introduction : la partie pour le tout

2Le visiteur qui emprunte la galerie sud du cloître de Roda en direction de l’est est arrêté sur sa droite par une série de cinq arcades en plein cintre, dont les intrados et le tailloir de certains chapiteaux sont inscrits.

Image 10000000000001540000025261274E9F3B3041C8.jpg

3Cette arcature s’ouvre sur l’ancienne salle capitulaire, le troisième arc (en suivant une orientation Nord/Sud) coïncidant avec le seuil d’entrée.

Image 1000000000000154000000FD248A375F71AF6BC2.jpg

4Ces arcs portent 27 inscriptions, soit près de 12 % de la collection épigraphique de Roda. Parmi cet ensemble, on compte 26 inscriptions obituaires, caractéristiques de l’ensemble de Roda dans leur forme et leur contenu : ces inscriptions concernant exclusivement la mémoire de membres de la communauté canoniale2. À ces artefacts médiévaux s’ajoute une inscription moderne qui ne relèverait pas d’un geste de commémoration funéraire3. Inscrite sur le même claveau qu’une inscription restée inachevée (inscription 213), l’écrit que l’on peut associer au dessin d’un visage, se résume à la notation d’une année : 1593.

Image 1000000000000154000000D99B76C69B23D9D7F0.jpg

5Ces signes isolés d’une pratique graphique qui s’exerce donc au-delà du Moyen Âge ne sont pas les seuls à Roda, comme en témoigne la date de 1682 inscrite sur la corbeille d’un chapiteau dans la galerie est4

Image 1000000000000237000003528EBF6E00AEFE7E8E.jpg

6ou celle de 1608 gravée sur les murs de la citerne installée dans le jardin.

Image 10000000000001540000020655D89ADE403AE6B4.jpg

7Si nous n’y reviendrons pas, leur signalement ici ne répond toutefois pas à un excès de zèle mais plutôt à une vigilance : inscrire le cloître au-delà de son historicité médiévale invite à considérer l’efficience des inscriptions médiévales en un lieu toujours en devenir.

8Pris isolément comme lieu d’écriture en raison de l’événement visuel qu’il occasionne lors de la déambulation, le dispositif associé à la salle capitulaire se trouve néanmoins pleinement intégré à l’espace graphique auquel il appartient. Il témoigne du déploiement de l’écriture à tout ce qui fonde, organise et lie la communauté canoniale ; il témoigne de ses mouvements, oculaire ou cinétique, puisqu’ici le passage peut véritablement être emprunté par tous les membres de la communauté lors de la réunion du chapitre. À l’échelle du fond graphique que constitue le cloître, il compte donc comme la partie d’un tout dont la saillance5 tient dans la spatialisation particulière, comme à l’écart, et néanmoins en corrélation, une corrélation qui s’appuie notamment sur les familiarités entre cet aménagement et les arcades inscrites de la galerie du cloître, lieu privilégié de l’écriture à Roda : même dispositif architectonique, même dispositif d’exposition des inscriptions mais à échelle réduite6. Voilà peut-être quelques-unes des raisons pour lesquelles ce modeste lot épigraphique est l’occasion d’un arrêt et d’une attention plus soutenue de la part d’un visiteur, qu’il soit ou non expert. L’œil et la perception y sont satisfaits, possibles, facilités parce que limités quand les arcades du jardin signent à l’inverse l’échec ou pour le moins la frustration d’un regard pénétrant et embrassant une totalité puisqu’il est impossible de voir l’ensemble ensemble en raison du nombre d’artefacts, en raison d’une boucle qui annihile les repères déjà brouillés par l’impression d’une répétition des formes. L’installation épigraphique de la salle capitulaire est un secours face à un tel vertige. C’est ainsi que du côté du spectateur arrêté et attentif, la première impression suscitée par ce lot d’inscriptions est de voir là les plus belles inscriptions de Roda. L’intuition repose sans doute d’abord sur la qualité de la conservation des pièces – les pierres se trouvant de fait moins exposées à la dégradation naturelle ; à cela s’ajoutent plusieurs inscriptions présentant des cadres ornés voire des mises en page tout à fait originales, les traces persistantes de peinture et notamment de rubricature, et enfin la présence de motifs ornementaux sur des blocs dépourvus d’inscriptions. Une telle expérience visuelle, dans sa possibilité même, ouvre la voie vers une heuristique du détail² ; autrement dit que ce groupe épigraphique réduit recèle quelques clés pour approcher le tout auquel il appartient, au titre de l’organisation du matériau épigraphique, de la vie même du monument, du sens du lieu.

9C’est du moins l’essai auquel nous nous prêtons, celui d’un détachement. La démarche implique un prérequis a priori contradictoire, puisqu’il s’agit d’affiner les relations, de temps, de forme, de nature, entre le tout et sa partie, soit entre l’arcature de la salle capitulaire et l’ensemble épigraphique de Roda ; en filigrane émerge un début de chronologie. Après quoi, nous proposerons une lecture possible de cet aménagement.

Disposition : un « ordre composite »

10À l’égale de la totalité des inscriptions du cloître, les inscriptions associées à la salle capitulaire témoignent d’une réalisation en contexte bâti, une fois le bloc installé dans le dispositif architectural pour lequel il avait été préparé7 : l’arcade, le chapiteau. Fondée sur l’analyse des traces d’outils, indice de gestes et de postures, cette modalité de création de l’inscription, en situation, ne dit néanmoins rien de ses mouvements a posteriori. Aussi, les pierres inscrites exposées aujourd’hui au seuil du chapitre témoignent bien, pour certaines d’entre elles, de déplacements, quand pour d’autres la réalisation véritablement in situ - le lieu actuel correspondant au lieu premier d’exposition - ne peut pas être écartée. Cette forme d’économie lapidaire, mêlant remplois et réalisations inédites, n’est pas le propre de la salle capitulaire et s’étend à l’ensemble de l’aire claustrale, les murs et les arcatures du jardin.

Translatio et remplois

11L’état de certaines inscriptions placées dans les cintres (sommiers, claveaux) montrent que leur situation présente a commandé des interventions, indices d’une réutilisation et donc d’une translation de pierres déjà inscrites depuis leur place originelle jusqu’à leur destination définitive, celle visible aujourd’hui. Tronquées sur leur pourtour8

Image 1000000000000154000001FC8D441E8DCBF2C114.jpg

Image 1000000000000154000000E474CB8590171237C0.jpg

12voire coupées ou cassées pour certaines9

Image 1000000000000154000001FC4AB7BF16086F9D1D.jpg

13, leur installation définitive dans les arcades de la salle capitulaire a nécessité une retaille au prix d’une atteinte parfois considérable à l’unité épigraphique ; la « demi-inscription » qui prend place dans la troisième arcade, et dont la réinstallation a conduit à la perte de l’identité du défunt, compte comme un exemple incontestable10.

Image 1000000000000154000001FC528DF50158965F18.jpg

14Autrement dit, quelques-unes de ces pierres n’auraient pas été réalisées en première intention pour la place qu’elles occupent aujourd’hui, la mise en mouvement de l’écriture s’accompagnant d’une atteinte plus ou moins discrète à son intégrité. Si ces observations témoignent bien de gestes de remploi, elles ne disent en revanche rien du trajet de ces pierres - réutilisation dans et pour un même lieu reformé ou transfert d’un lieu à un autre ?

15Outre les traces liées très probablement à leur installation définitive, ces blocs inscrits témoignent d’autres formes d’interventions effectuées, là aussi, après écriture. Ces traces précisent justement les formes de mobilités qui se sont accomplies et dans le même mouvement construisent un début de chronologie relative. Les blocs inscrits correspondant aux sommiers des arcades montrent clairement pour la quasi-totalité d’entre eux, deux cavités en partie basse11.

Image 1000000000000154000000E3B61D9BFBD65A74D8.jpg

Image 1000000000000154000000E3DEF1C577593B9626.jpg

16Ces traces renvoient, pour le moins lors d’une première observation, à un dispositif qui, appuyé contre les arcs, est venu modifier l’ouverture vers la salle capitulaire. Or une observation plus poussée de ces aménagements qui fonctionnent par paire montre que les trous creusés ne se font néanmoins pas tout à fait face. En outre et sans doute plus probant, les blocs anépigraphes qui forment la première assise de la première arcade, très mutilés dans leur partie inférieure, n’ont pu assumer tel quel le dispositif de fermeture quand pourtant les claveaux qui leur font face disposent bien de mortaises nécessaires au soutien des poutres de bois.

Image 1000000000000154000000AAE3D0B11D2521CD2A.jpg

17Ce détail étoffe l’hypothèse d’une réutilisation de blocs inscrits préalablement aménagés pour un dispositif sans lien avec la salle capitulaire, soit un transfert de pierre d’un endroit à un autre. Un regard vers les arcatures de la galerie montre qu’une part considérable de sommiers, qu’ils soient, ou non, inscrits, portent des traces équivalentes.

Image 1000000000000568000008193815A80B39205565.jpg

18Des indices d’aménagements sont également visibles dans la partie inférieure d’un certain nombre de tailloirs ainsi que sur les chapiteaux : ils témoignent également des opérations techniques impliquées par une fermeture des arcades, pour le moins en partie basse.

Image 1000000000000154000000E3372C0E576DE40F66.jpg

19A contrario, les tailloirs qui soutiennent les arcs de la salle capitulaire ne montrent aucun négatif d’aménagement comparable12. Aussi, si les arcades ouvrant sur le jardin ont sans nul doute été l’objet d’une clôture dont la réalisation peut être située au plus tôt dans le courant du xive siècle - l’ensemble de la galerie se trouvant alors abritée13 - il est plus difficile de l’envisager pour la salle du chapitre sur la base de son état actuel14. Progressivement se tisse un lien entre les arcs ouvrant sur le jardin et ceux ouvrant sur le chapitre, et la provenance des claveaux inscrits de la salle capitulaire se précise : il reste à éclairer les modalités possibles du passage d’un dispositif à l’autre.

20Il faut pour cela convoquer les observations portées sur les arcs du jardin, tels que nous les voyons aujourd’hui donc. Ces arcs sont composés avec des claveaux taillés pour un cintre plus fermé ; ils posent ainsi l’hypothèse d’une reconstruction des arcades du jardin à partir des claveaux appartenant à une arcature primitive. L’agrandissement du cintre des arcs du jardin a alors conduit à une réduction du nombre d’arcades, entraînant une réserve lapidaire, éventuellement épigraphique15. Dès lors l’aménagement du seuil du chapitre a pu être l’occasion d’une réutilisation de blocs et d’inscriptions surnuméraires. La forme et l’état des claveaux inscrits de la salle capitulaire vient consolider un peu plus l’hypothèse d’un déplacement de l’un vers l’autre. L’examen des blocs qui composent les cintres des arcades associées à la salle capitulaire montre en effet le même cintre que celui des claveaux qui ont construit les arcades du jardin.

Image 10000000000001D8000000D2C04A6E2278027599.png

21De la même manière, les arcs de la salle capitulaire témoignent de rattrapages (jointement, décalage)16

Image 1000000000000154000002621ED476C6508CE023.jpg

22comme d’une retaille des arêtes des claveaux afin d’adapter les blocs à leur nouvel aménagement.

Image 1000000000000154000001FECEE54CBFD9C654ED.jpg

23Ainsi, la relation entre les deux constructions s’affirme toujours un peu plus, révélant dans le même temps une économie lapidaire fondée sur le remploi en son lieu, caractéristique dans l’histoire du cloître de Roda.

24Mises en perspective avec les hypothèses formulées dans le cadre de l’analyse technique, ces traces indiscutables d’une économie du remploi seraient par ailleurs corroborées par l’état de la surface des blocs accueillant l’écriture. L’analyse technique menée à l’échelle de l’ensemble de la collection, en particulier les observations portant sur les inscriptions intégrées à l’appareillage des arcades du jardin claustral a conduit à reconnaître dans les tables rentrantes des inscriptions gravées sur les claveaux le symptôme d’une réalisation in situ, après le bûchage éventuel d’une inscription antérieure17. À l’inverse, les tables affleurantes supporteraient la trace d’une inscription réalisée dans le cadre d’un état antérieur de l’arcature. Si le constat d’une table affleurante qui caractérise la totalité des claveaux et sommiers du lot capitulaire constitue un argument fragile en soi pour déterminer les états du bloc épigraphique – il prouve d’abord l’adaptation d’un bloc à inscrire à son environnement - il convient surtout de souligner l’absence ici de claveaux inscrits présentant des tables rentrantes. Aussi, ce n’est pas tant la probabilité de réutilisation, prouvée par ailleurs, que la surface des claveaux vient conforter, mais plutôt celle d’un possible arrêt dans l’activité épigraphique obituaire au sein des arcs de la salle capitulaire, une fois les blocs déplacés réinstallés, quand celle-ci se serait au contraire poursuivie sporadiquement au sein des arcs remontés autour du jardin, comme le suggèrent les inscriptions de Iohannes de Rovinnaco et Raimundus de Sdolomada18.

Une stabilité bousculée : pierres inédites et perpétuation des pratiques graphiques

25Déplacement et réutilisation d’inscriptions provenant des arcatures du jardin et fixation d’un premier paysage mémoriel donc, c’est du moins ce que suppose l’examen matériel des inscriptions obituaires qui composent l’intrados des arcs ouvrant sur le chapitre. L’hypothèse se trouve néanmoins fragilisée par l’observation des cinq tailloirs inscrits qui soutiennent les arcs de la salle capitulaire19 : d’une part, ceux-ci ne présentent pas de traces de manipulation du bloc après gravure de l’inscription20 ; d’autre part le traitement de la surface accueillant l’inscription n’est pas significatif d’un contexte de réalisation plutôt qu’un autre (i.e. in situ vs remploi)21 ; enfin, en dépit d’un profil similaire (gorge et bandeau périmétrique),

Image 10000000000001540000010D03B96E053372615C.jpg

26ceux-ci présentent des dimensions différentes, des dimensions logiquement adaptées à l’épaisseur des arcs qui séparent le chapitre de la salle capitulaire22. Si ces tailloirs avaient été bien été taillés dès le départ dans la perspective de cet aménagement, la retaille plus ou moins engagée du bandeau périmétrique des faces inscrites montrent toutefois qu’ils n’avaient pas été nécessairement prévus pour être inscrits23. Rien donc, pour l’heure, n’indique ici des gestes de réutilisation mais plutôt des réalisations d’inscriptions in situ, (dans le cadre d’une monumentalisation de la salle capitulaire)24. Il reste enfin à ouvrir la focale et considérer ces tailloirs en contexte, en d’autres termes, considérer ce qui les supporte : le chapiteau, la colonne et sa base. À l’inverse de la colonnade du jardin qui témoigne d’au moins trois états s’étalant entre Moyen Âge et le xxe siècle25,

Image 10000000000001540000021A31ECB3282F3E850C.jpg

27le système base-colonne-chapiteau apparaît ici homogène. Ni soumis à des nécessités de réfection, ni à des interventions liées à une fermeture de l’arcature, il nous apparaîtrait alors dans un état initial, celui d’une réalisation en un seul mouvement, où chaque élément a été envisagé pour la même fin : expressément pour l’entrée de la salle capitulaire donc, et préservée telle quelle après son montage. L’unité de l’ensemble est notamment marquée par les chapiteaux, présentant pour la quasi-totalité d’entre eux un même modèle26, distincts des chapiteaux médiévaux qui rythment la colonnade du jardin, mais non sans résonance.

Image 10000000000001540000010D03B96E053372615C.jpg

28Enfin, le tout repose sur un mur bahut qui montre l’usage de blocs réemployés27. Ainsi, l’aménagement de la salle capitulaire est bien le fruit de l’adaptation de l’ancien au neuf, et inversement.

29La réutilisation des claveaux inscrits pour la construction de l’entrée de la salle capitulaire pouvait conduire à l’hypothèse séduisante d’un ancrage des mémoires canoniales au titre d’une représentation figée et arrêtée du passé de la communauté dans le contexte de l’aménagement de ce dispositif. Or, l’observation des inscriptions gravées sur les tailloirs qui invitent à envisager une gravure in situ mais surtout l’inscription restée inachevée, située dans l’intrados de la troisième arcade met en échec cette première hypothèse28. Pour cette inscription qui prend place sur un bloc d’une longueur correspondant à l’épaisseur de l’arc, le lapicide a tracé les cadres, les réglures et très vraisemblablement le début d’un texte obituaire.

Image 1000000000000154000000D99B76C69B23D9D7F0.jpg

30Dès lors, si l’ensemble capitulaire a bien été l’occasion d’une concrétion d’un passé via le déplacement et la réinstallation d’inscriptions anciennes, l’agrégation d’inscriptions inédites remet en jeu et en mouvement ces mémoires, et les actualise dans le cadre d’un discours rénové. Enfin, au-delà de la possible perpétuation d’une pratique d’écriture animée par une volonté mémorielle, il convient de rappeler la date et le dessin moderne déjà mentionnés. Répondant à d’autres enjeux que funéraires, cette strate graphique supplémentaire - adventice en quelque sorte - témoigne des rapports changeant à l’inscription médiévale au cours du temps et à travers elle au passé de la communauté canoniale, ou pour le moins à l’une des représentations.

31La somme de ces informations permet d’affirmer que le dispositif monumentalisant le passage vers la salle capitulaire a été appareillé à l’aide d’inscriptions (sommiers, claveaux) ainsi que de blocs vierges et inscrits après-coup (tailloirs) provenant d’un aménagement antérieur29. Ce premier point conjugué à la possibilité d’une réduction du périmètre de la galerie ouvrant sur le jardin au cours du Moyen Âge, et donc à la perte d’un certain nombre d’inscriptions et de blocs - tous n’ayant pu être remontés - plaide en faveur d’une provenance pour les claveaux : les arcades du jardin. Ainsi, via cette épargne si concrète, s’établissent de premières relations entre la salle capitulaire et le reste de la galerie. D’abord, et même si l’audace demeure grande faute de véritable étude du bâti, c’est une relation temporelle qui est posée d’emblée : la galerie épigraphique primitive – celle qui nous échappe aujourd’hui - préexisterait donc à la construction de la « façade » du chapitre, telle qu’elle nous apparaît maintenant. L’hypothèse suppose donc une composition a posteriori pour l’entrée de la salle capitulaire, après le démontage des arcades de la galerie, celles-ci ayant déjà fait l’objet d’un système de fermeture auparavant ; les pierres originaires, qu’elles soient ou non inscrites, devenues surnuméraires après ces modifications de structure, auraient alors servi la monumentalisation de la salle capitulaire.

32Dans ce mouvement s’opère une relation d’identité pleinement organique entre ces deux lieux d’écriture. Un tel constat force l’impression d’une fabrique endogène et continue du lieu sur le temps long, un lieu en mouvement et donc en devenir. Bien sûr, la logique qui commanda et accompagna cette redistribution du matériau épigraphique au-delà de son cœur primitif - pragmatisme et arbitraire vs mise en scène et ordre - comme sa perpétuation reste encore à déterminer. Toutefois, et nous l’avons déjà formulé en ces termes, son premier corollaire est le déploiement concret et sans réserve de l’écrit à tout ce qui fonde et lie la communauté, en lieu et place des espaces signifiants jusqu’à la salle capitulaire alors qu’elle en aurait été exclue à l’origine. Reste une inconnue : le hiatus entre le montage auquel a donné lieu l’entrée de la salle capitulaire et le(s) remontage(s) des arcades de la galerie du cloître. Dans l’hypothèse d’un programme synchrone, la salle capitulaire serait l’indice d’une dynamique d’ensemble et les inscriptions réalisées in situ - si tant est qu’elles le soient - obéiraient aux mêmes élans qui guidèrent la production épigraphique dans la galerie après son réaménagement30. En revanche, en cas d’une discordance des temps de construction, émerge la question d’un glissement de sens dans l’exposition de ces artefacts graphiques au-delà de celui impliqué par le remploi, commun aux deux aménagements. Quoi qu’il en soit, si l’on part du postulat que ce dispositif monumental est intervenu dans une seconde phase d’aménagement du cloître, il existe bien un écart entre les deux lieux : l’entrée de la salle capitulaire fait office de manifestation anachronique, décalée de l’architecture originelle, authentique du cloître roman parce que sa construction est inédite. Pour résumer, nous imaginons donc pour le moment la construction au xiie siècle d’un cloître avec ses galeries et arcades ouvrant sur le jardin, puis à l’occasion ou suite à des travaux occasionnant le démontage des arcades et leur remontage à partir des pierres préexistantes, dont des claveaux inscrits, la construction du dispositif de la salle capitulaire. La reconstruction des arcades du jardin s’établit dans la filiation du cloître primitif, à la manière d’une restauration à l’identique. En revanche la salle capitulaire compterait comme une production nouvelle, mimétique par ricochet, du modèle architectural authentique et antérieur. Les actions d’écritures se poursuivent tant là que dans le reste du cloître passés ces travaux.

Mise en abyme

33Outre la relation matérielle, organique qui attache la construction de la façade du chapitre à l’ensemble de la galerie via le processus de remploi, les liens entre la partie et son tout relèvent aussi d’un rapport de similitude, celui des formes entre elles. Cette relation d’identité, parce qu’elle se réalise dans la réduction d’échelle, invite à essayer la mise en abyme comme une autre clé de lecture du lieu31.

Similitudes et écarts

34L’aménagement au seuil du chapitre présente les mêmes caractéristiques architecturales que les arcatures du cloître : des arcs en plein cintre reposant sur des chapiteaux, eux même établis sur des sommiers portés par des colonnes. Ces parentés structurelles s’accompagnent de parentés formelles : les tailloirs présentent les mêmes profils à bandeau périmétrique que ceux installés dans la galerie et sont portés par des corbeilles de forme prismatique sculptées sur chacune de leur face. Enfin, à l’instar des arcades de la galerie, tailloirs, sommiers et claveaux sont inscrits.

35Si ces premières affinités d’ordre structurel et formel s’apprécient au premier regard, à titre d’évidence, elles sont confortées par l’examen plus attentif de la composition épigraphique établie à l’entrée de la salle capitulaire. De la même manière, pour les arcatures de la galerie, les inscriptions des arcs sont mises en regard deux à deux, voire trois à deux. Chacune des arcades ne comporte néanmoins qu’une seule inscription par tailloir, chaque tailloir épigraphe faisant donc face à un tailloir resté vierge. Au cœur de l’unité que constitue l’arcade, l’ordonnancement des inscriptions ne semble donc pas, a priori, répondre à une autre dynamique que celle adoptée pour les arcatures de la galerie32. À l’échelle de l’écriture, les groupes d’inscriptions constitués par l’arcade ne révèlent pas d’affinités graphiques particulières faisant justement groupe. Aussi rencontre-t-on pour chacune des arcades au moins deux des types graphiques identifiés à Roda, ce qui, ramené à l’ensemble des arcatures, revient à concentrer ici les trois grands groupes définis à partir de la totalité de la collection (écriture de Roda, écriture Roda alternatif, majuscules gothiques) avec toutes leur variation (sept sous-groupes). Cette représentation de la pluralité des variations graphiques se double, à l’échelle des tailloirs inscrits33, d’une mise en voir de la variété de traitements possibles de la surface épigraphique rencontrée dans les colonnades ceinturant le jardin. Nous y rencontrons en effet les trois états repérés pour les tailloirs inscrits qui y prennent place : une table ou seule la surface recevant l’inscription a fait l’objet d’un retrait de matière,

Image 10000000000001540000011D5E52E8020E1C6524.jpg

36une table affleurante laissant apercevoir un reliquat du bandeau périmétrique,

Image 10000000000001540000008068CC6FD7C8461753.jpg

37enfin pour l’inscription supportant la mémoire du camérier Arnaldus mort en 133434, la surface a été entièrement retaillée et surfacée,

Image 1000000000000154000000CAA4B172284180BF96.jpg

38le texte se développant sur toute la longueur du tailloir, à l’égal de l’inscription de Petrus de Rovinnaco dans le jardin, dont le décès date de l’année 130435.

Image 1000000000000154000000E45DC614C090C71C7F.jpg

39Quant à la présentation de l’inscription, les arcatures témoignent de la même diversité décorative reconnue dans la galerie et dans les inscriptions erratiques insérées dans les murs qui la bordent. Pour ce qui relève de l’encadrement36, on y rencontre des bandeaux sculptés, à l’ornementation accomplie37,

Image 1000000000000154000000E4E0CA6DF32159BFD5.jpg

40inachevée38

Image 1000000000000154000001FC8D441E8DCBF2C114.jpg

41à moins qu’ils ne soient restés vierges39 ;

Image 1000000000000154000001FCD9912EDEE9B37D70.jpg

42des cadres peints40,

Image 1000000000000154000001FC574EDEF371E8FC7E.jpg

43une représentation d’arcades abritant l’inscription41 ;

Image 1000000000000154000001FCDB386E63EC542204.jpg

44des doubles traits d’encadrement42,

Image 1000000000000154000000E474CB8590171237C0.jpg

45mais aussi des inscriptions dépourvues de cadres comme nombre d’inscriptions exposées dans le cloître.

Image 1000000000000154000001FC164DC6306DD06CD7.jpg

46Aussi, se donne à voir là, à petite échelle, tant la variété formelle du matériel épigraphique de Roda dans sa totalité que son organisation hétéroclite, en particulier au sein des arcs ouvrant sur le jardin. Ce premier effet, celui d’une représentativité de la « population » épigraphique de Roda dans son entier, est néanmoins pondéré par la présence de trois inscriptions montrant des mises en page originales, celle des chanoines Petrus, Guillermus et Enardus43 ;

Image 10000000000001540000011BD597AFAA09F6159C.jpg

47ces exemples d’impaginatio audacieuses demeurent exceptionnelles à l’échelle de la collection44, les deux seules inscriptions comparables se situant respectivement dans les galeries nord et ouest45.

Image 10000000000001540000009B29AC616A0F9487BE.jpg

48C’est un peu comme si, à la manière d’une gestion muséographique, ce lot d’inscriptions agissait comme une vitrine réunissant quelques-uns des objets vedettes d’une immense collection restée en réserve tout en tâchant d’en donner toute l’étendue. Un déploiement des formes et des styles donc, soutenu par une forte notation du temps, comme si chacun des spécimens exposés traduisait aussi le passage du temps. Les pierres de la salle capitulaires rassemblent en effet douze millésimes, allant de la mention de l’année 1194 à 1593 si l’on y inclut la date erratique lue sur l’intrados de la quatrième arcade ; un ratio largement supérieur à celui de la collection totale qui ne réunit que 47 mentions de dates pour les quelque 233 inscriptions qui la composent. À cela s’ajoute la qualité des défunts commémorés, puisque les arcades liant le cloître à la salle capitulaire réunit la mémoire des membres éminents de la communauté : prieurs (8)46, camérier (1)47, archidiacres (2)48, à côté toutefois de chanoines dont l’office n’est pas précisé49, de diacres (2)50, un sacristain51 ainsi qu’un laïc du chapitre52. Là encore, au-delà d’une concentration des mémoires des officiers de la communauté, c’est dans le même temps la diversité de sa composition qui est donnée à voir comme celle de ses actions et de son réseau, comme en témoigne l’inscription de Berengarius de Girueta qui rappelle les distributions annuelles de pains pour les chanoines Turniolanensis. Au bout du compte, la concentration de ces pièces de formes et de contenus remarquables oriente la représentativité du cluster et en dément la fidélité ; plus qu’un écho juste de la collection épigraphique, le lot épigraphique associé au chapitre s’en fait l’écho parfait53.

49Observé à la loupe, l’échantillon épigraphique témoigne ainsi progressivement des écarts entre la partie et son tout, creusant dès lors un peu plus cette saillance en abyme annoncée en amont. Une mise en abyme qui ne relèverait donc pas d’un simple rapport d’identité avec l’ensemble de la collection, littéralement complexe via la translatio des pierres d’un endroit à l’autre, spéculaire par similitudes - le dispositif architectonique, l’organisation des blocs, la pluralité des graphies - mais se construirait aussi sur des dissemblances de détails - la concentration de dates, l’effet d’une représentativité négociée du corpus épigraphique de Roda mais aussi de la communauté elle-même à travers les mémoires ici disposées. Ce sont bien ces écarts qui interrogent et deviennent les indices d’un discours propre au lieu (la salle du chapitre) et néanmoins autoréférentiel (le cloître, la communauté) à maints degrés : structurel, matériel, formel, textuel. Il faut maintenant s’affranchir des inscriptions elles-mêmes et regarder ce qui participe du re-montage de l’image de ce tout (la collection épigraphique, le cloître) ; un dernier détour par les détails donc avant d’arriver aux possibilités d’interprétation.

Recadrage : entre rhétorique et esthétique

50Dispositif singulier au regard de l’ensemble épigraphique de Roda, les arcatures ouvrant sur la salle capitulaire sont composées de blocs animés de motifs sculptés ou gravés qui s’établissent à côté des pierres inscrites. Ces décors, établis sur des claveaux dont la surface est restée vierge d’écriture, excepté pour un (inscription 205), animent ainsi trois arcades. La première et la cinquième arcade intègrent chacune un couple d’oiseaux aux profils affrontés54 de part et d’autre d’un motif ornemental plus ambigue ;

Image 100000000000015400000247E3296B9242DCE953.jpg

Image 10000000000001540000027CD7E727B5FEC61765.jpg

51la quatrième arcade reprend ce dernier motif à deux reprises sur la première rangée de claveaux.

Image 1000000000000154000001F6C787ABEDEAF941D7.jpg

52Pour l’arcade 1 et 4, ce dispositif décoratif est enrichi par des éléments ornementaux plus discrets, s’établissant par paire, sur le bandeau supérieur de tailloirs anépigraphes supportant des sommiers inscrits. A priori affranchi d’une composante épigraphique intrinsèque si ce n’est pour l’un d’eux55, chacun de ces blocs borde immédiatement une inscription abîmée seulement à la marge suite à sa réutilisation56. Il reste à éclairer les formes de proximités, et les effets de cette relation.

53Ces motifs se rencontrent donc sur des blocs au contact immédiat d’un bloc inscrit sur toute sa surface ; le motif semble alors accompagner la composition épigraphique, voire la déployer au-delà du bloc qui la contient. Ainsi, les cous des oiseaux se situent exactement dans le prolongement des bordures verticales qui encadrent l’inscription de l’archidiacre Raimundus et de la même manière, le végétal marquant la symétrie entre les deux oiseaux affrontés s’inscrit dans l’axe central qui participe à l’ordonnancement du texte commémorant le chanoine Enardus. Les deux végétaux sculptés en bas-relief appuyés sur l’inscription du prieur Guillermus, s’ils ne respectent pas le système de mise en page de l’inscription, suivent néanmoins la direction des motifs gravés sur le tailloir qui la supportent. À l’inverse, dans la première arcade, les motifs gravés sous l’inscription de Raimundus fonctionnent parfaitement avec les cous des oiseaux, simplement parce qu’il participe de l’image : nous voyons là, la queue des deux paons. De fait, dans chacun des cas, la composition épigraphique apparaît prise dans un dispositif qui la dépasse, la complète tout en l’enchâssant. Les inscriptions d’Enardus, Raimundus et Guillermus s’appréhendent aussi bien avec que sans ces motifs périphériques, simplement parce qu’elles avaient été pensées originellement sans, de la même manière qu’elles avaient été pensées pour un autre lieu. Suivant un tel point de vue, ces éléments décoratifs extrinsèques relèveraient d’une (re)mise en voir et en situation des inscriptions obituaires « spoliées » dans leur nouvel environnement. Ce geste ornemental pourrait avoir été commandé soit par les inscriptions mêmes (statut des défunts, qualités, ancienneté) suivant un procédé de valorisation relatif et choisi, soit indépendamment de l’identité de l’inscription mais plutôt dans le cadre d’une (re)construction « fictive » du lieu. Si rien ne permet de trancher, il convient de souligner que rien ne vient distinguer les chanoines commémorés ici (prieurs et/ou prêtres) des autres chanoines commémorés au sein des arcs de la salle capitulaire57. Quelle que soit l’intention du geste, le résultat est bien celui d’une inscription dans le lieu : ces motifs liant de fait concrètement et visuellement chacune des pierres inscrites réemployées à ses voisines, partant à l’arc qui les accueillent et in fine au lieu-même : le seuil de la salle capitulaire. Aussi, les motifs ornementaux visibles sous l’inscription 208 de Guillermus ont été gravés en partie dans le bandeau du cadre enveloppant l’inscription et sur le bandeau supérieur du tailloir qui la supporte à la manière d’un tenon soulignant là l’intégration du bloc au dispositif architectonique, procédé matériel et visuel qui contribue à l’illusion d’une seule séquence, d’un seul « plan » graphique, d’une seule temporalité58. Ce leurre d’une composition originelle et accordée est soutenu par l’usage de la peinture qui couvre écritures et décors ici ; la couleur procédant à la manière d’un étalonnage trompe alors le spectateur sur les réalités d’un montage assemblant des rushs de provenances et de temps différents. Cette mise en scène de l’inscription se limite néanmoins à trois arcades - la première, la quatrième, la cinquième et dernière et il serait sans doute imprudent d’en livrer une interprétation en termes de logique de composition, encore plus d’étendre celle-ci à l’aménagement de la façade du chapitre. Notons néanmoins, en dépit de l’arythmie apparente, l’écho produit par les oiseaux affrontés qui animent les extrémités de l’arcature, la composition s’animant d’un végétal, gravé pour l’un, à peine incisé pour l’autre. Le motif végétal intervient de fait comme un motif récurrent du dispositif ornemental opérant des résonances entre les trois installations. Enfin, ces motifs ornementaux, s’ils ne se rencontrent pas tels quels dans la galerie, ne sont néanmoins pas tout à fait inédits. Ainsi, le motif végétal ou encore les entrelacs, apparaissent bien ponctuellement, discrètement, à toute petite échelle, dans les inscriptions qui animent la galerie, participant au décor du bandeau d’un cadre59 ou agrémentant l’« hors-champs » du bloc inscrit60.

Image 10000000000003100000020A401FF9807F3241C1.jpg

54Insignifiants pris isolément, ces détails répétés au sein des arcatures participent d’un répertoire de signes et de la prégnance de laquelle se détache l’aménagement de la salle capitulaire61.

Image 10000000000001540000010D03B96E053372615C.jpg

55Partant, leur existence sur les intrados des arcs ouvrant sur la galerie n’est plus si originale, elle n’est qu’une autre forme des résonances d’un lieu à l’autre, une citation du « tout » dans la partie. Il est alors tentant de considérer ce lien ténu comme le symptôme d’une inspiration de l’un pour la maturation de l’autre.

56Dans le contexte d’un montage inédit de la façade du chapitre, postérieur à la construction primitive du cloître au xiie siècle, et dont la contemporanéité avec le remontage même du cloître ne peut être confirmée, la décoration de ces blocs n’est intervenue qu’à posteriori, une fois les blocs inscrits installés. Ces blocs, gravés et/ou sculptés, ne sont pas des rebuts d’inscriptions antérieures mais bien des réalisations in situ guidées par une volonté d’intégration des "spolia" à leur milieu, en harmonie, afin de faire corps à nouveau. Les trois inscriptions ainsi « recadrées » ne sont plus données à voir comme des remplois erratiques mais bien comme les pièces d’une composition originelle pensée dans un seul mouvement : rien de comparable donc à la disposition comme au coup par coup des inscriptions exposées ailleurs dans la galerie, où chacune des pièces se voit singularisée. Un tel dispositif visuel soulève la question d’une esthétique dans la formation de ce lieu ouvrant sur le chapitre, un lieu évidemment lié à la galerie mais qui trouverait là aussi une forme d’autonomie, au grè du temps, de l’histoire du monument et de la communauté, et de la réflexivité de cette dernière. Ainsi, le passage épigraphique ouvrant sur la salle capitulaire se fait le parangon d’une composition qui se déroulerait tout au long d’une galerie exemplaire. Dans cette mise en abyme, ce n’est pas le reflet fidèle du tout que le visiteur contemple, mais bien une image remontée de ce tout, avec ses extraits choisis.

57Peu à peu, il se dégage dans cette construction par montage et recadrage l’impression qu’elle a été l’occasion d’un discours particulier dont la rhétorique procède en partie par des citations du monument dans lequel elle est enchâssée. Il reste à éclairer le motif et les effets d’un tel discours et l’image qu’il construit, portée par l’esprit du lieu, tant au titre de sa qualité que de sa vitalité.

L’histoire (re)montée : représentation de la communauté en son lieu

58Nous avons jusque-là sans doute trop laissé de côté la qualité de l’espace qui fit l’objet d’une telle monumentalisation mais il s’agissait d’abord de considérer la singularité de ce lieu épigraphique au regard de son ensemble, les formes de cette singularité, avant d’en approcher les sens. Les inscriptions mêmes, par leur contenu, comptent comme un indice des logiques qui ont régi ou pour le moins orienté sa construction et surtout ses formes. Les inscriptions obituaires montées dans la salle capitulaire concernent en majorité les officiers de la communauté canoniale. Enfin, la coïncidence entre la redistribution d’inscriptions de chanoines exclusivement et ce passage vers la salle capitulaire n’est évidemment pas anodine. Elle se fait l’écho d’une gestion spatiale des mémoires, en fonction de la relation des défunts à la communauté, d’une position, qui se trouverait alors ici incarnée62. Cette logique spatiale, (re)distributive, éprouvée déjà sur le terrain, a été confirmée au terme d’une analyse statistique plus poussée63. Autrement dit, à l’échelle du cloître dans son dernier état, qui allie réalisation in situ (au lieu actuel) et déplacement, la situation des inscriptions, est corrélée aux degrés de sacralité de l’espace, en termes de proximités (cathédrale) ou des mémoires inscrites (aller vers la cathédrale, aller vers le chapitre). Partant, considérant la salle du chapitre à la fois comme le lieu communautaire par excellence, pour ses pratiques mais également comme le lieu de sa mémoire (conservation du nécrologe), sa monumentalisation aurait pu être l’occasion d’une économie lapidaire particulière, pas tout à fait distincte de celle qui a pu s’exercer ailleurs dans le cloître, mais plutôt augmentée. Dès lors, l’impression d’une représentativité choisie, la possibilité d’un remontage réfléchi (tant parce qu’il a été pensé que parce qu’il reflète), cet effet de mise en abyme de la collection obituaire n’auraient rien de surprenant. Ils ne seraient rien d’autre que les symptômes des qualités du chapitre, espace signifiant de la communauté, dépôt de sa mémoire mais aussi lieu de sa narration via des pratiques très concrètes, avec au premier chef la lecture du nécrologe.

59Le lecteur pourra objecter qu’à prendre les choses maintenant à rebours, nous frisons le raisonnement circulaire : à l’évidence, la salle capitulaire bénéficie d’un aménagement particulier adapté, et pire, ces dispositions singulières ne nous apparaissent-elles pas justement plus singulières en raison du lieu de leur présence ? Nulle intention d’insister plus sur l’évidence, elle est là, il s’agit plutôt d’en considérer la fécondité. Aussi, nous avons posé dans les pages qui précèdent les relations - micro comme macro - entre la salle capitulaire et l’ensemble monumental et épigraphique auquel elle appartient, nous avons établi un certain nombre de dispositifs - visuel, structurel, formel - et de processus - démontage, déplacement, remontage, recadrage, assemblage - dans l’invention de cet espace et de ses sens. Le moment est venu de s’arrêter sur ce qui pourrait s’accomplir justement ici-même, à travers ces modalités particulières de remise et mise à l’endroit (au seuil du chapitre…) de l’écriture.

60Nous essayons là une interprétation en revenant sur l’une des singularités de ce lot : la forte notation du temps. Évoquée déjà, la pratique graphique au sein des arcades ouvrant sur la salle capitulaire se distingue de l’ensemble de la collection par la densité des dates qui y sont inscrites : 12 au total. Si 11 font partie intégrante du formulaire obituaire, deux autres s’en émancipent. Isolées l’une et l’autre, elles constituent respectivement la plus ancienne - 1194 (inscription 205) - et la plus tardive - 1593 (inscription 213) - du cluster capitulaire. Après un examen attentif, la date inscrite de 1194 apparaît difficilement comme la trace résiduelle d’une inscription mutilée suite à sa réutilisation.

Image 1000000000000154000000E41837F109C8B1DA4B.jpg

61En outre, les quelques signes qui la composent ne permettent pas de l’inscrire sûrement dans un type d’écriture ou un autre. Il convient alors de noter sa conservation, sans circonstance. 1194 n’est pas seulement la date la plus ancienne inscrite au sein de l’arcature, elle est aussi la date la plus ancienne inscrite au sein de la galerie dans son ensemble : elle ne date néanmoins rien en l’état64. Quant à la date de 1593,

Image 1000000000000154000000E3030CFC4FB45AB52D.jpg

62celle tracée au charbon sur l’un des claveaux de la quatrième arcade, on ne peut au mieux que l’associer au visage dessiné suivant la même technique et sis à sa proximité, mais la communauté éventuelle des gestes ici n’en éclaire pas le propos. Il est alors tentant de se tourner vers l’histoire de la communauté afin de les motiver : ces dates s’affranchissent d’événements notifiés, pour le moins transmis. Pour le mieux, elles se font l’écho de contextes, celui de l’épiscopat de Gombald de Camporells (1192-1205), les troubles qui agitaient l’Aragon dans la dernière décennie du xvie siècle et qui affectent plus ou moins directement la communauté65. Mais il ne s’agit pas ici d’éclairer ces dates inscrites et inconséquentes en l’état, seulement de souligner leur notation pour ce qu’elle est, un temps per se, ni plus, ni moins, qui circonscrit indirectement une chronologie rythmée par la gravure de 11 millésimes qui accompagnent quelques-uns des obiit exposés au sein des arcades : 1206 (227), 1210 (216), 1232 (204), 1241 (203), 1266 (225), 1268 (201), 1290 (210), 1304 (214), 1322 (228), 1334 (222). La dernière date mentionnée, 1334, est par ailleurs millésime le plus tardif de la collection obituaire de Roda. De fait, la composition épigraphique des arcatures ancre le temps de la communauté et avec elle celui du monument, elle en supporte la durée, très explicitement via l’écriture des années et la donne à voir, en un seul lieu, alors même que la datation apparaît justement comme une pratique rare et sporadique une fois la collection prise dans son entièreté. Partant de là, il est tentant de proposer, dans cette concentration de dates millésimées, le symptôme d’un processus d’historicisation de la communauté canoniale lors de la construction de cet aménagement, un processus continué puisque les inscriptions prises comme des réalisations in situ portent toutes des dates. Quelle soit ou non le fruit d’une volonté clairement définie66, cette manifestation explicite d’un temps historique entre en résonance avec les pratiques du lieu. Ces arcades séparent (comme elles unissent) la galerie de la salle capitulaire : des espaces fréquentés et animés quotidiennement par les chanoines, des espaces de vie ; soit, en d’autres termes, des espaces du et dans le siècle. Coïncidence ou non, la marque du saeculum et de l’écoulement sagittal du temps de l’homme (celui de la cité terrestre) fait bel et bien sens au sein de ce passage, de la même manière que sa quasi-absence dans les arcatures ouvrant sur le jardin fait écho à l’atemporalité céleste que cet espace appelle.

63Ainsi, l’aménagement de la façade capitulaire ne serait pas seulement le reflet en abyme d’une collection plus vaste. Dans les modalités de sa mise en œuvre et en écriture, qui accorde le passé (inscriptions réemployées) au présent d’une forme neuve et en devenir (en raison d’une perpétuation des pratiques graphiques obituaires, mais pas exclusivement), cet aménagement se donne à voir aujourd’hui comme une image de l’histoire mouvementée, (re)montée du monument et de sa communauté. Dès lors, la portée commémorative motivant au préalable l’inscription obituaire est augmentée d’une charge mémorielle et plus encore historique ; la monumentalisation a posteriori du chapitre, le déplacement et la réutilisation d’inscriptions, la marque soutenue du temps soutiennent un tel glissement de sens. À peu de chose près, nous touchons là la perspective benjaminienne à propos de la construction de l’objet historique, celle processuelle d’un entremêlement du passé (l’Autrefois) à une actualité (le maintenant). Cette manifestation « authentique » de l’histoire s’établit dans le démontage de sa continuité67 : signalons là que la disposition des dates dans les arcatures du chapitre « dynamite » tout à fait l’ordre du temps.

Image 100000000000033F0000014742FB64CEC82613E1.jpg

64Plus qu’image peut-être, cet aménagement apparaît comme programme en cours, un programme confirmant l’empreinte historique de la communauté, ouvrant la voie à sa narration tout en transmettant l’expérience de son épaisseur et de sa durée. C’est du moins ainsi que peut être regardé un dispositif qui accomplit formellement, matériellement, textuellement, un rapport entre mémoire et histoire. Cette monumentalisation patrimoniale et historienne, synchrone ou postérieure au remontage du cloître se ferait l’écho de la prise en main par la communauté de son passé et plus encore de son histoire à partir du xiiie siècle, comme en témoigne la pierre des évêques exposée dans la cathédrale68. Inscrite au plus tôt à la fin du xvie siècle, sur une inscription médiévale restée inachevée, la date de 1593, témoigne d’un lieu à la vocation ouverte tout en accusant, via l’écart de temps et de nature qu’elle engage, l’historicité médiévale des inscriptions obituaires qui s’y sont établies.

En manière de conclusion : retour au cloître

65L’analyse du lot épigraphique de la salle capitulaire a permis de poser la « pratique » de l’inscription au-delà du geste graphique, via ses modalités de survivance69. Celles-ci ne s’appréhendent non pas tant à travers les objets eux-mêmes et leurs propriétés que dans les rapports qu’ils nouent entre eux et avec le tout auquel ils appartiennent, des rapports changeant au gré du temps. La démarche mériterait d’être étendue plus largement à l’ensemble du monument, puisqu’elle est peut-être l’une des clés d’appréhension du système épigraphique de Roda qui se définirait d’abord dans et par les relations qui s’y établissent. Le regard qui a été posé sur l’aménagement de la salle capitulaire a conduit à mettre en exergue le montage (concret) dans cette pratique de l’inscription dans et avec son milieu. Il y est intervenu comme un élément déterminant, en raison de sa nature relationnelle, pour comprendre ce qui pouvait se jouer au seuil du chapitre : une image du temps de la communauté canoniale. L’hypothèse entre en résonance avec l’attention historienne que la communauté de Roda porte à son passé dès le xiiie siècle70, le démontage du cloître et le montage de la salle capitulaire se situant plus vraisemblablement au plus tôt dans le courant du xive siècle.

66Ce procédé, celui du montage avec ce tout, ce qu’il implique de désagrégation, réunion, composition et de construction d’une image inédite, n’est pas propre à l’aménagement de la salle capitulaire et peut s’appliquer à l’ensemble du monument et donc à l’ensemble de la collection épigraphique. Partant, sa prise en compte devient décisive pour quiconque s’attache à comprendre et à donner un sens plein à la pratique de l’écriture épigraphique à Roda, pour quiconque s’attache à la longue vie de l’inscription, une vie incessamment transformée et transformante, pour in fine lui rendre toute l’épaisseur de son propre temps. Prise individuellement, chaque inscription porte déjà en elle du temps et une durée, une durée dont l’expérience peut être plus ou moins patente pour l’observateur, via par exemple la notation d’un millésime. Considérées ensemble, soit ici à l’échelle d’une collection épigraphique, ces inscriptions perdent néanmoins leurs contours, elles produisent un tout avec sa seule durée qui trahit, par son désordre et ses formes, l’histoire en tant que chronologie. Mais plutôt que d’en faire une frustration, nous pouvons regarder cette composition (re)montée pour sa fécondité : la représentation d’une temporalité complexe, celle expérimentée par les chanoines de Roda, pour le moins lors du remontage du cloître.

Notes

1 L’hypothèse s’appuie sur la mise en relation de trois phénomènes : la présence d’une inscription commémorant la mémoire de l’évêque Gaufred dans la galerie du cloître (inscription 199), seul évêque commémoré dans la galerie ; la reconnaissance d’un contexte économique favorable à la communauté durant les premières décennies du xiie siècle ; l’établissement d’un premier prieur claustral à Roda en 1137 par Gaufred, une nouvelle dignité dont la création ferait suite aux travaux de construction du cloître. Il faut néanmoins envisager dès le xie siècle un premier espace claustral se présentant sous une forme moins aboutie, moins monumentale que l’espace à galeries et colonnades.

2 L’inscription 213 est néanmoins restée à l’état de projet, nous ne discernons que les premières lettres de l’inscription, seulement incisées ainsi que le tracé des réglures et du cadre.

3 Inscription 213.

4 Inscription 162.

5 Concernant les processus de saillance visuelle dans un espace écrit et leur application à un contexte épigraphique, se reporter à Fraenkel, Béatrice, "Les écritures urbaines de très près : saillance visuelle et regard expert", dans Popelard, Marie-Dominique, Wall, Antony (dir.), L'art de très près : détail et proximité, Rennes, 2012, p. 179-192. L’auteur met à l’épreuve les concepts de saillance/prégnance (R. Thom) et “saillance visuelle particulière” (C. Severi) - deux modalités distinctes de production de la saillance visuelle, l’une fondée sur la corrélation au fond, l’autre sur l’effet d’incomplétude, la recomposition (chimère) et l’anamnèse - à partir des inscriptions exposées d’un passage parisien. Nous usons ici du terme dans son sens le plus trivial et le plus concret pour sa commodité, néanmoins l’environnement claustral assume ici une prégnance (R. Thom) et le dispositif de la salle capitulaire - comme arraché à son ensemble, les colonnades du jardin pour le moins - l’appelle au titre du manque (et donc si l’on force le trait, induirait la “saillance visuelle particulière” de C. Severi).

6 Les arcatures de la galerie réunissent 107 inscriptions sur les sommiers, 52 inscriptions sur les tailloirs, un fragment d’inscription sur le couronnement d’un chapiteau ainsi qu’une inscription moderne également gravée sur l’abaque.

7 Voir les mises au point techniques de Thierry Grégor dans cette même livraison.

8 En particulier les inscriptions 202 et 203.

9 Notamment le lot de la troisième arcade, les inscriptions 216, 217 et 218.

10 Inscription 216.

11 Vraisemblablement des mortaises.

12 Dans le cadre d’une réutilisation de claveaux déjà attachés la salle capitulaire, l’absence de traces du dispositif de fermeture sur les tailloirs et les chapiteaux supposerait dès lors la destruction totale des colonnades antérieures et leur remplacement complet. Si rien ne permet d’écarter totalement l’hypothèse, nous ne la suivrons pas en raison de sa non-conformité avec l’économie lapidaire globale que l’on rencontre à Roda, largement marquée par la réutilisation de l’existant.

13 Nous n’avons répertorié que deux exemples de cloîtres médiévaux présentant des traces d’aménagement de fermeture des galeries, l’abbaye cistercienne de Mazan (Ardèche) et l’abbaye de Boscodon (Hautes-Alpes). Il n’existe pas à notre connaissance de travaux de fond sur un tel phénomène, ses formes, sa temporalité. Les galeries claustrales de Mazan et de Boscodon auraient été fermées par des volets de bois, les traces visibles à Roda supposent un tout autre dispositif. Néanmoins, et d’après Gerardo Boto, ce phénomène de fermeture des cloîtres romans ne serait pas exceptionnel, et est attesté ailleurs dans les régions montagneuses septentrionales espagnoles (Cantabrie). Répondant à une sensibilité nouvelle aux conditions climatiques et donc à un rapport nouveau au confort, il intervient autour des xive et xve siècles. Il implique une nouvelle perception de l’espace de la galerie qui d’ouvert et lumineux se transforme en un lieu plus sombre, fermé à la suite tels aménagements. Rien néanmoins n’interdit, me semble-t-il, l’installation d’un dispositif permettant une fermeture saisonnière, ce qui nuancerait un peu cette transformation de l’expérience de l’espace. Nous remercions Gerardo Boto pour ces informations, partagées de manière informelle lors de son passage à Roda, en septembre 2021. Les arcades de Roda ont à nouveau été fermées par un appareillage de pierres au cours du xixe siècle.

14 L’hypothèse d’une réutilisation des inscriptions des arcs du jardin pour la construction du dispositif de la salle capitulaire peut être contredite par celle d’une mise en œuvre équivalente pour la salle capitulaire : la salle du chapitre qui après avoir été fermée aurait fait l’objet au même titre que la galerie d’un démontage puis d’un remontage plus tardif, ce remontage s’accompagnant alors de la disparition des tailloirs et colonnades. Les indices récoltés vont pour l’heure dans le sens inverse mais en attendant une analyse historique et architecturale du cloître dans sa totalité, cette possibilité ne peut être tout à fait écartée.

15 Sur ces aspects, se reporter dans cette livraison à l’article de Thierry Grégor et Morgane Uberti, "Les inscriptions du cloître de Roda en contexte et en pratiques...".

16 Le cintre de la première arcade montre par exemple l’absence de véritable clé d’arc dans l’appareillage du cintre : aucun claveau n’occupe de position centrale, en raison d’un module qui ne coïncide pas à avec le dessin du cintre.

17 Le retrait de matière en lieu et place de l’inscription préserve de fait le profil du claveau alors déjà installé dans la maçonnerie : l’inscription a donc été gravée une fois que les arcatures du jardin claustral ont atteint leur dernier état.

18 Respectivement, inscription 77 et 79, dans la galerie sud.

19 Inscriptions 222, 214, 210, 201, 227.

20 L’arrachement de l’angle du tailloir portant l’inscription 214 du côté de la salle capitulaire coïncide avec l’arrachement visible sur le tailloir qui lui fait face. Ces tailloirs encadrent le seuil de la salle capitulaire et l’on pourrait envisager là la trace d’une fermeture liée à l’entrée.

21 Ces tailloirs présentent des tables affleurantes, le retrait de matière est toutefois variable. Concernant les différences de traitement. La surface des tables des inscriptions sur tailloirs – affleurante ou rentrante – n’est pas un indice déterminant pour établir le moment de réalisation, après ou avant démontage. En revanche, le manque de coïncidence des cavités creusées dans les tailloirs et les chapiteaux qui les supportent prouvent sans conteste pour certains leur déplacement.

22 Les tailloirs de la colonnade du jardin ont une longueur de 52/53 cm alors que les tailloirs montés à l’entrée de la salle capitulaire ont une longueur de 63 cm.

23 La remarque vaut pour l’ensemble des tailloirs inscrits du cloître.

24 À moins d’envisager un dispositif de même modèle, démonté et remonté avec ces mêmes blocs ce que vient néanmoins contredire l’état des claveaux.

25 Les travaux de restauration ont également conduit au remplacement de tailloirs dans la galerie, dans la galerie nord, l’examen des traces d’outils d’un bloc anépigraphe suppose sa réalisation au plus tôt au cours du xixe siècle : on peut envisager dans ce contexte la disparition d’une ou deux inscriptions.

26 Le chapiteau situé à l’extrémité sud de la colonnade est le seul à se distinguer. Il semble être le fruit d’une campagne de réfection plus récente.

27 Je remercie Gerardo Boto pour cette remarque.

28 Pour les tailloirs, inscriptions 201, 210, 214, 222, 227 ; pour le claveau, il s’agit de l’inscription 213. Une telle hypothèse implique le démontage, remontage des arcatures du jardin et la construction de la salle capitulaire participant d'un même élan.

29 Cet aménagement originel pourrait être lié à la salle capitulaire, sur le modèle des arcades du jardin à moins qu’il n’en soit tout à fait indépendant.

30 La moyenne des dimensions des claveaux installés dans les arcs de la salle capitulaire est supérieure à celle des claveaux installés dans les arcades du jardin : nous rencontrons néanmoins bien dans les arcs du jardin quelques claveaux inscrits présentant des dimensions similaires à ceux des arcs de la salle capitulaire. Aussi, nous pouvons poser l’hypothèse d’une redistribution des blocs, lors du remontage de la galerie et du montage de la salle capitulaire, régie par des critères d’abord (ou aussi) structurels. Autrement dit, lors du remontage, les ouvriers auraient procédé à un tri des blocs en fonction de leur destination, les supports de grandes dimensions étant plus adaptés à la salle capitulaire en raison d’une épaisseur d’arc plus importante.

31 Les rapports entre la partie et son tout (similitude, changement d’échelle, identité, réflexivité) propres aux procédés de mise en abyme ont été largement théorisés et définis par les théoriciens de la littérature, en particulier Dallenbach, Lucien, Le récit spéculaire. Essai sur la mise en abyme, Paris, 1977, suivant un angle de vue plus spécifique Genette, Gérard, Métalepse : la figure à la fiction ? Paris, 2004. Pour une définition étendue de la mise en abyme Genette, Gérard, Palimpsestes : la littérature au second degré, Paris, [1982] 2004. Sur les images comme opportunité de réflexion de la mise en abyme, se reporter au récent dossier d’Images Re-vues : Puma, Giulia (dir.), Les images dans les images. Antiquité- Moyen Âge, Images Re-vues, Hors-série, 9, 2020, qui outre la diversité des dossiers et des approches autour de la mise en abyme est l’occasion d’un solide bilan historiographique transdisciplinaire. Enfin, et peut-être surtout, sur les vertus de la mise en abyme comme “catégorie analytique” pour les sciences humaines, méthode exploratoire mais aussi appareil interprétatif ou herméneutique : Ginzburg, Carlo, ‘‘Mise en abyme : un recadrage’’, Incidences, 15, Vérité, Fiction. Faire vrai, dire juste, 2020, p. 351-369.

32 Sur l’organisation et disposition des inscriptions dans les arcatures donnant sur le jardin, se reporter à la contribution d’Estelle Ingrand-Varenne dans cette livraison.

33 L’étude paléographique des inscriptions qui s’y développent montre le recours au style du maître de Roda, considéré jusqu’à présent comme la trace d’une première campagne d’écriture (début xiiie siècle), mais aussi à des formes attribuées à des périodes plus tardives (xive siècle), en particulier pour l’inscription d’Arnaldus de Caferris (222).

34 Inscription 222.

35 Inscription 78, dans les arcades de la galerie ouest.

36 Cf. Estelle Ingrand-Varenne dans cette livraison.

37 Inscriptions 204, 209, 208.

38 Inscription 202.

39 Inscription 218.

40 Inscription 212, 211.

41 Inscription 220, à l’instar de l’inscription 12 dans l’un des arcs de la galerie nord.

42 Inscription 203, à comparer entre autres, avec l’inscription 110, dans la galerie sud.

43 Inscriptions 202, 214, 226.

44 Sur l’impaginatio des inscriptions de Roda, consulter Martin Lopez, Maria Encarnacion, "Las inscripciones medievales del clasutro de Roda de Isabena (Huesca). Approximacion a su taller lapidario", Espacio, tiempo y forma, 33 (2020), p. 358.

45 Respectivement inscriptions 3 et 91.

46 Inscriptions 201, 202, 203, 204, 206, 207, 208, 210, 216.

47 Inscription 222.

48 Inscriptions 206, 221, 224.

49 Inscriptions 209, 211, 220, 227.

50 Inscriptions 217 et 224.

51 Inscription 124, commémorant le sacristain Guillermus de Meytat (1304).

52 Inscription 225 : X k(a)l(endas) | Marcii |Obiit Be|rnardus | Mil(e)s Ca|nonicus.

53 Ce constat rejoint finalement celui fait par Marie Fontaine-Gastan à partir des résultats de l’analyse factorielle : les arcades de la salle capitulaire montrent un matériel hétérogène avec toutefois des groupes surreprésentés.

54 On peut voir dans ces oiseaux la représentation de paons. Le motif central pourrait représenter un végétal (arbre, plante).

55 Inscription 205 affichant la date de 1194.

56 Inscriptions 208, 206, 226.

57 De la même manière, on pourrait argumenter que c’est en raison de l’originalité de la mise en page que ces inscriptions ont fait l’objet d’une mise en valeur augmentée, de manière tout à fait intentionnelle, à moins qu’à l’inverse ces décors n’aient entrainé justement la composition ornementale environnante, sans autre lien de causalité que les formes elles-mêmes.

58 De la même manière, nous apercevons la trace des extrémités de la queue de l’un des paons à la marge du bloc où a été gravé l’obit d’Enardus (226).

59 Inscriptions 45 et 151.

60 Inscription 134.

61 Il convient de signaler en outre que le motif végétal compte largement dans ce fond que constituerait le cloître au-delà de son épigraphicité, dans la mesure où les ornements végétaux animent la plupart des chapiteaux de la galerie.

62 Dans cette même livraison, cf. Anne Rauner.

63 Dans cette même livraison, voir l’article de Marie Fontaine-Gastan.

64 Dans son corpus des inscriptions de la province de Huesca, Antonio Duran Gudiol intègre ce millésime au texte de l’inscription du prieur Ramon : l’examen des pierres conduit plutôt à considérer ici deux inscriptions différentes, Duran Gudiol, Antonio, "Las inscripciones medievales de la provincia de Huesca", Estudios de Edad Media de la Corona de Aragon, 1967, p.76, Inscription n° 128. La lecture de Durán Gudiol a été déterminante pour María Encarnación Martín López, p. 342 dans la mesure où elle en fait un jalon pour dater la première campagne d’écriture du cloître.

65 La cathédrale de Roda est pillée en 1595.

66 Une telle hypothèse implique donc que les claveaux réemployés n’aient pas été sélectionnés seulement en raison de leur dimension mais aussi en raison du contenu, ici la présence d’un millésime.

67 Benjamin, Walter, "Réflexions théoriques sur la connaissance", Paris. Capitale du xixe siècle. Le livre des passages, [N10, 3] [N10, A1] [N10, A3], Paris, [1982], 2009, p. 493, 494. Ces réflexions s’inscrivent dans le contexte de la construction et d’un essai de définition d’un matérialisme historique.

68 Cf. la proposition d’Anne Rauner sur la pierre des évêques dans cette même livraison.

69 La démarche pourrait s’entendre dans le cadre d’une anthropologie pragmatique de l’écriture, telle qu’elle est défendue par Béatrice Fraenkel, la chercheuse articulant la production de l’artefact graphique, l’énoncé et sa force illocutoire, la dimension spatiale de l’acte écriture et ses dispositifs (un acte situé, une écriture “mise en place” et partant agissant sur son environnement, en particulier dans le cadre de l’écriture exposée) : c’est autant ce que l’écriture fait que ce que l’on fait avec elle qui définit ainsi l’acte ou “action d’écriture”, cet acte qui “modifie le cours des choses petites ou grandes” (Fraenkel 2006). Après quoi, Béatrice Fraenkel a identifié des familles d’actes d’écriture : “graffiter”, “étiquetter” (Fraenkel 2007). Le chemin suivi ici est l’occasion d’insister sur ce “faire avec”. Dans le cas de Roda, il conduit à une extension de “l’action d’écriture” au-delà de l’acte primitif et “objectalise” un peu plus l’écrit ; enfin, à Roda ce “faire avec” participe plus d’un “cours d’action” d’écriture (Fraenkel, 2007) plutôt que d’une action d’écriture. Sur l’anthropologie pragmatique de l’écriture telle que la propose B. Fraenkel, se reporter entre autres à : Fraenkel, Béatrice, "Les écritures exposées", Linx, 1994, p. 99-100 ; Ead., "Actes écrits, actes oraux. La performativité à l'épreuve de l'écriture", Études de communication, 29, 2006 [en ligne] ; Ead., "Actes d'écritures : quand écrire, c'est faire", Langages et sociétés, 3, 2007, p. 121-122, 101-112.

70 Sur ce point voir les écrits d’Anne Rauner dans cette livraison.

Pour citer ce document

Par Morgane Uberti, «Au seuil du chapitre. Mise en abyme, (re)montage du temps», In-Scription: revue en ligne d'études épigraphiques [En ligne], Quatrième livraison, Livraisons, mis à jour le : 27/05/2022, URL : https://in-scription.edel.univ-poitiers.fr:443/in-scription/index.php?id=515.

Quelques mots à propos de :  Morgane Uberti

Université Complutense de Madrid, Groupe de recherche TEAPIMEG / Ausonius, Bordeaux
morgane.uberti@hotmail.fr
muberti@ucm.es
Orcid : 0000-0003-2452-3124
HAL : 1025763

Droits d'auteur

This is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License CC BY-NC 3.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-nc/3.0/fr/) / Article distribué selon les termes de la licence Creative Commons CC BY-NC.3.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-nc/3.0/fr/)