La gestion patrimoniale de l’insignifiance

Par Vincent Debiais
Publication en ligne le 10 janvier 2022

Texte intégral

1Après avoir proclamé, comme nous n’avons cessé de le faire dans les pages précédentes, l’exceptionnalité du cloître de Roda de Isábena, on s’attend très naturellement à le voir mis en valeur par les institutions culturelles et touristiques aragonaises. Véritable joyau dans les montagnes, fenêtre ouverte sur la culture écrite d’un Moyen Âge que l’on considère encore trop souvent comme le temps sombre précédant l’aurore de la Modernité, parenthèse culturelle entre l’idée classique d’une Antiquité cultivée et le désir esthétique d’une Renaissance des génies, le site de Roda et sa collection épigraphique possèderaient un intérêt considérable, non seulement pour la médiévistique, mais aussi pour toutes les initiatives cherchant à promouvoir les richesses patrimoniales de ce que les politiques de développement appellent par l’échec la España vacía.

2Or, il n’en est rien. Quiconque a suivi les visites de la cathédrale Saint-Vincent a pu constater que le cloître n’est pas du tout le clou du spectacle. On accède à l’espace claustral par la porte ouvrant sur le bas-côté de l’église et les quelques explications concernant le lieu, sa fonction, son histoire sont fournies par le guide depuis le seuil de cette porte. Le cloître est une annexe à la cathédrale ; superflu ou presque, il n’est que parcouru dans l’urgence par des visiteurs abandonnés à la découverte d’un espace qui – nous espérons l’avoir montré – ne relève pas de l’évidence fonctionnelle ou symbolique. Comme tous les cloîtres cathédraux, le cloître de Roda a besoin de contexte, d’explications pour saisir ce que représente cet espace dans la vie de la communauté et dans l’identité de l’institution, au risque de créer une opposition par le discours entre l’église, ses images et son mobilier, pleinement tissés dans l’histoire de Roda de Isábena, et le cloître et ses inscriptions, surprenants mais inconsistants.

3Inconsciemment sans aucun doute, la structure même de la visite du complexe cathédral de Roda entérine des modalités dépassées du traitement documentaire par la médiévistique et relègue les inscriptions au rang d’anecdotes de l’histoire. Bien plus, en les maintenant dans le silence, elle repeint les inscriptions d’une couche d’inconnu, de mystère, et entretient l’idée d’une écriture-magie pour le Moyen Âge. Le visiteur, à qui on ne fera le reproche de rien, regarde sans voir ces objets graphiques, constate la présence des lettres, se lasse vite de leur répétition et repart sans avoir senti tout l’enjeu historique, patrimonial et culturel des inscriptions funéraires de Roda de Isábena. Elles ont certes bien du mal à concurrencer la qualité artistique du siège et du tombeau de saint Ramon, l’originalité du montage architectural, la monumentalité de l’orgue et de façon générale le contraste entre l’isolement topographique et la richesse culturelle de Roda. Dans cette compétition pour la reconnaissance d’un caractère « remarquable », les inscriptions ne semblent pas jouer dans la même division ; elles arrivent trop tard dans une visite qui réserve le statut de « patrimoine » aux objets et aux images conservés à l’intérieur de l’ancienne cathédrale. Il faudrait replacer les inscriptions funéraires dans l’histoire de l’institution à laquelle elle contribue fermement, par l’action et le témoignage ; il faudrait contextualiser les pratiques d’écriture médiévale pour signaler l’originalité et l’incongruité de la collection épigraphique ; il faudrait attirer l’attention sur quelques particularités graphiques ou formulaires ; il faudrait accompagner le visiteur dans sa découverte d’une écriture vivante qui parle encore du fond des pierres. On sait cependant combien les visites touristiques ont tendance à contrarier toute forme exigeante de sensibilisation par l’histoire. L’information nécessaire est trop vite perçue comme l’exégèse inutile d’un monument qui se comprend tout seul ; une gestion du savoir par le mode d’emploi et le tutoriel. Dans un tel contexte, l’inscription de Roda de Isábena ne peut être qu’insignifiante, condamnée ou presque à rester cette trace sans consistance, manifestation dérisoire d’une culture que l’on pense incapable de produire un monument textuel comme le cloître.

4La critique est facile et confortable quand elle évite soigneusement de proposer ces visites toute l’année, dans le froid et les courants d’air des soirées d’hiver. La plupart des sites religieux en Espagne sont fermés au public, faute de moyens ou d’intérêt de la part de leurs propriétaires. Roda de Isábena fait exception à cette règle, et le guide sur place accueille volontiers les visiteurs : touristes, pèlerins, curieux. Dans le petit village, il est plus qu’un animateur du patrimoine ; il est l’hôte que l’on voit et revoit avec plaisir et gratitude quand on s’approche de la cathédrale. Il maintient la tradition d’accueil du site qui fut longtemps un refuge dans les montagnes aragonaises. Le travail présenté dans les pages précédentes est redevable au plus haut point de cette générosité et de cette délicatesse dans la disponibilité. Jamais nous n’avons trouvé porte close à Roda, et on comprendra aisément qu’il n’est pas question de fournir la moindre critique quant au contenu de la visite, de donner ici des leçons de gestion du patrimoine aux acteurs locaux, dont on louera bien au contraire l’engagement, le sérieux et la tendresse avec laquelle ils conservent et valorisent les trésors culturels de l’ancienne cathédrale.

5Leur travail est en revanche l’occasion d’une véritable interrogation quant aux moyens idoines de faire découvrir les inscriptions aux visiteurs, d’inscrire le patrimoine épigraphique dans une gestion inclusive des monuments ; de rendre justice aux textes inscrits sur la pierre de Roda. La chose est malaisée, à n’en pas douter. Cependant, au-delà d’une curiosité bien naturelle qu’il faut satisfaire avec patience et générosité, le travail dans le cloître pendant les heures de visite a démontré à d’innombrables reprises l’intérêt, la fascination même, que suscitent les inscriptions dès lors qu’on prend le temps de les décrire, de les lire, de les replacer dans l’histoire du Moyen Âge. Les questions fusent : pourquoi ? qui ? comment ? Et ce sont les mêmes notions anthropologiques qui s’imposent aux yeux des visiteurs et des spécialistes : le geste d’écriture, le nom, l’identité, la mémoire, l’organisation sociale des vivants et des morts… Il y a donc un espace pour la diffusion des connaissances dans ce domaine, mais dans le vide du cloître, sans l’interface de l’expert au travail, comment rendre à la communauté le produit des analyses menées sur les inscriptions de Roda, et affirmer la richesse de la culture écrite médiévale ?

6Rien n’est simple dans ce domaine. L’association en charge de la promotion culturelle du site a installé à l’entrée du cloître un panneau signalant l’originalité épigraphique du lieu et donnant une brève explication historique de la collection. Puis, sous quatre inscriptions remarquables, elle a placé un cartel explicatif du contenu (lecture, traduction) et un code QR renvoyant à une notice du texte. Les visiteurs utilisent constamment ce dispositif interactif et ludique mais bien souvent sans avoir consulté la notice générale du cloître. L’action entre la pierre et le téléphone permet certes de regarder ce qui n’était qu’aperçu, mais on ignore en revanche ce qui est saisi de la documentation de Roda dès lors qu’elle est extraite ainsi de son environnement graphique et architectural. Cette difficulté liée à l’extraction et à l’isolement de l’objet épigraphique n’est pas exclusive de Roda de Isábena ; elle concerne en réalité la plupart des sites touristiques présentant des inscriptions qui ne sont presque jamais signalées, dont on ne propose jamais le texte et qui regardent les visiteurs plus que les visiteurs ne les regardent. C’est le cas également de la plupart des galeries épigraphiques dans les musées : les cartels se contentent bien souvent de décrire matériellement la pièce et de résumer le contenu du texte en ce qu’il distingue l’objet de son voisin dans la vitrine ou la salle d’exposition. Dans tous les cas, la dimension épigraphique, cette nature matérielle, exposée, physique, manipulable de l’écriture, reste cachée dans la muséographie ou la mise en scène patrimoniale des lieux. Et le signe graphique de devenir superflu. C’est la raison pour laquelle il est à la fois difficile, risqué mais nécessaire de produire des expositions épigraphiques donnant la vedette à l’inscription en ce qu’elle est inscription. On peut alors fournir les données historiques et anthropologiques indispensables à la compréhension des textes, comme ce fut le cas lors de l’exposition Une société de pierre : les inscriptions carolingiennes de Melle montée par le Centre d’études supérieures de civilisation médiévale de Poitiers en 2009-2010. On peut aussi mettre les inscriptions en perspective avec d’autres formes écrites, anciennes ou contemporaines, comme ce fut le cas dans l’exposition Sendas epigráficas à la Casa de Velázquez à Madrid en 2019. Lors du montage des deux expositions, il a cependant fallu empoigner le bâton de pèlerin épigraphique et convaincre de l’intérêt historique et patrimonial des inscriptions, mettre en avant la dimension esthétique des pièces, souligner leur rôle dans la création d’une culture écrite partagée, socialement liante, insister sur l’originalité des informations qu’elles fournissent pour une appréhension organique des sociétés anciennes ; sortir tout simplement les inscriptions de leur insignifiance.

7Les lecteurs de Carlo Ginzburg savent pourtant qu’il est assez vain sans doute de vouloir réduire l’insignifiance des faits sociaux ; que la production de la connaissance historique, sur le paradigme de l’indice, réside au contraire dans la prise de conscience de cette insignifiance productive, dans l’attribution sereine d’un caractère anecdotique à bien des objets, et dans l’observation de ce que cette insignifiance produit sur le lieu, le temps et les hommes. Il y a de cela avec la collection épigraphique de Roda de Isábena. Elle passe inaperçue ou presque dans les visites, et plus généralement dans la gestion patrimoniale du site, mais elle fonde quand même la continuité d’une communauté vieille de huit siècles, toujours présente dans le cloître par le nom de ses membres et par les intentions de prières qu’ils reçoivent. La clé est là sans doute, de la mise en valeur des inscriptions, plutôt que dans une leçon froide des caractères internes et externes de la collection – le lien social des visiteurs et des chanoines présents dans les pierres du cloître. On restitue ainsi au patrimoine la vigueur humaine d’un usage ; on donne à l’insignifiance sa raison d’être. Le cloître de Roda de Isábena appartient à l’évêché de Barbastro-Monzón qui anime les visites de la cathédrale et promeut avec énergie les monuments des vallées de Ribagorza. En fondant la recherche pour les inscriptions du cloître sur l’analyse patiente et sur l’étude minutieuse de chacun de leurs aspects, mais en n’oubliant jamais ce qu’elles disent du point de vue anthropologique de la relation de l’homme à l’écriture, le travail sur Roda de Isábena est en mesure de souligner toutes les implications historiques, culturelles, symboliques, mais aussi poétiques, artistiques et sensibles de la pratique épigraphique, et de les transmettre aux acteurs, individus et institutions, de la mise en valeur du site. Faisons le vœu d’une prise en compte plus systématique de ce que la collection épigraphique de Roda dit du passé, mais aussi de l’actualité du site.

Pour citer ce document

Par Vincent Debiais, «La gestion patrimoniale de l’insignifiance», In-Scription: revue en ligne d'études épigraphiques [En ligne], Livraisons, Quatrième livraison, mis à jour le : 19/11/2021, URL : https://in-scription.edel.univ-poitiers.fr:443/in-scription/index.php?id=423.

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