Un cloître vivant

Par Vincent Debiais
Publication en ligne le 10 janvier 2022

Texte intégral

1L’analyse collective des inscriptions du cloître de Roda de Isábena permet de dessiner un nouvel espace graphique. En nuançant l’image très stratifiée et progressiste de « phases » d’écriture parfaitement identifiées et exclusives, façonnée par une historiographie fondée sur l’étude paléographique, exclusivement ou presque, les observations et les interprétations techniques - qui sont en réalité bien plus que cela, c’est un regard anthropologique posé sur le travail du lapicide et son insertion dans la vie de la communauté canoniale - ont permis de souligner les phénomènes de reprise, de transformation, d’accident. Elles éclairent d’un jour nouveau la compénétration des moments d’écriture : un premier temps à la toute fin du xiie siècle ou au début du xiiie siècle au cours duquel apparaissent sans doute sporadiquement les premières inscriptions ; ensuite, la mise en œuvre d’un premier ensemble cohérent qui dessine les contours d’un « style Roda », non pas lié à un maître ou à un atelier mais à la mise en œuvre originale des textes sur la pierre - nous sommes au milieu du xiiie siècle ; la reprise et l’adaptation immédiate, sur un cloître en perpétuelle modification, de cette identité graphique, entre déplacement, destruction et réécriture ; l’assèchement progressif des intentions épigraphiques mais la survivance d’une manière d’écrire au sein de la communauté pour faire vivre la mémoire des défunts en référence à son origine graphique. Voilà le déplacement que l’on doit souligner au milieu de notre parcours dans le cloître de Roda.

2La boîte à outils des lapicides de Roda n’a rien de conventionnelle, elle échappe presque par provocation aux traditions épigraphiques, avec des gestes, des tailles, des techniques originales qui sont à l’origine d’une écriture singulière, mais qui se charge d’une valeur particulière - il n’y a pas de particularisme graphique, il y a éventuellement une intention d’écriture, ce qui est tout à fait différent. L’écriture de Roda ne ressemble à rien d’autre qu’à elle-même, elle est difficilement comparable à quoi que ce soit parce que l’enjeu d’écriture est unique, probablement. Le maître de Roda n’est pas un lapicide ; le maître de Roda est une stratégie mémorielle partagée qui parcourt l’histoire de la communauté.

3Une fois que l’on a réinjecté de la sorte le souffle de l’histoire dans la collection épigraphique, d’autres analyses deviennent possibles. Il faut s’interroger sur le sens de ce « montage » architectonique des inscriptions dans la monumentalité de l’arc, de la galerie, du cloître. Il faut s’attarder sur le contenu des textes et sur leurs liens éventuels avec la documentation manuscrite que l’on a trop vite posée en prétexte des textes de Roda. Il faut retourner à la pierre des évêques dans l’ancienne cathédrale pour défaire le puzzle chronologique sur lequel reposent aujourd’hui la datation et le sens des inscriptions. Il faut enfin s’arrêter sur la façade de la salle capitulaire qui semble se distinguer visuellement, archéologiquement et symboliquement dans l’espace du cloître. En d’autres termes, il faut commencer à faire de l’histoire du Moyen Âge en cherchant dans les textes, dans les signes, dans les nombres ce que nous disent encore les inscriptions de Roda de la culture écrite qui leur a donné naissance.

Pour citer ce document

Par Vincent Debiais, «Un cloître vivant», In-Scription: revue en ligne d'études épigraphiques [En ligne], Livraisons, Quatrième livraison, mis à jour le : 19/10/2021, URL : https://in-scription.edel.univ-poitiers.fr:443/in-scription/index.php?id=405.

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