Des sermons et des drames à la liturgie : le contenu

Par Françoise Gay
Publication en ligne le 07 février 2018

Texte intégral

1Note de l’éditeur : Le lecteur trouvera ici la deuxième partie du travail de Françoise Gay sur les inscriptions présentées par les prophètes dans l’art du Moyen Âge occidental. Elle est consacrée au contenu des textes et à l’origine des citations. La troisième partie, publiée dans quelques semaines, conclura ce travail par l’exploitation historique de ce corpus d’inscriptions médiévales.

2La présence des prophètes et de leurs citations témoigne, dans toutes les études sur ce sujet, d’une intention typologique : il s’agit de mettre en correspondance l’Ancien et le Nouveau Testament, de montrer que ce qui est décrit dans les Évangiles était annoncé dans les livres vétérotestamentaires. Ce procédé n’apparaît pas au Moyen Âge ; il n’est pas non plus une invention d’un père de l’Église ou d’un auteur inconnu. Les premiers textes typologiques sont tout simplement les Évangiles. Jésus lui-même établit un rapport entre une situation qu’il constate et un événement de l’Ancien Testament. À plusieurs reprises, Jésus évoque ainsi l’accomplissement des prophéties d’Isaïe. À la suite de la guérison de l’homme à la main sèche par exemple, alors que les Pharisiens veulent confondre le Christ, celui-ci part et continue de guérir les malades qui l’ont suivi : « Il leur enjoignit de ne pas le faire connaître, pour que s’accomplit l’oracle du prophète Isaïe : « Voici mon serviteur que j’ai choisi » (Mat XII, 5 et Is XXII, 4). De même, lorsque les disciples lui demandent pourquoi il parle en paraboles, Jésus répond : « Ainsi s’accomplit pour eux la prophétie d’Isaïe qui disait : Vous aurez beau entendre, vous ne comprendrez pas ». La prophétie de Jonas est encore évoquée par Matthieu (XII, 40). Enfin, sur le chemin du Mont des Oliviers, Jésus cite Zacharie : « Je frapperai le pasteur et les brebis seront dispersées. » (Za III, 7, Mat XXVI, 32). Luc rapporte que sur le chemin d’Emmaüs, le Christ, que les disciples n’ont pas encore reconnu, leur reproche de ne pas croire à ce qu’ont annoncé les prophètes et « commençant par Moïse, et parcourant tous les prophètes, il leur interpréta dans toutes les Écritures ce qui le concernait »1. Dans les Épîtres aux Romains, Paul se réfère de façon constante dans ses discours adressés aux Juifs au fait que le Christ, et en particulier sa passion et sa résurrection, étaient annoncées : « J’ai continué jusqu’à ce jour à rendre mon témoignage devant petits et grands, sans jamais rien dire en dehors de ce que les prophètes et Moïse avaient déclaré devoir arriver : que le Christ souffrirait et que, ressuscité le premier d’entre les morts, il annoncerait la lumière au peuple et aux nations païennes » (Romains I, 2) 2. Cet argument se retrouve souvent dans les écrits de Paul. Il se présente d’ailleurs ainsi : « Paul, serviteur du Christ Jésus, apôtre par vocation, mis à part pour annoncer l’Évangile de Dieu, que d’avance il avait promis par ses prophètes dans les saintes Écritures ». Pierre, dans sa première Épître rappelle que l’Esprit Saint, par les prophètes, a annoncé les souffrances et les gloires du Christ (I Pierre I, 10-11). Le Credo lui-même, résumé de la foi, rappelle l’annonce du Christ par l’Ancien Testament : « Il a parlé par les prophètes ».

3Augustin a affirmé cette conviction à maintes reprises par exemple dans la formule Et in vetere novum lateat et novo vetus pateat, affirmation exprimée différemment par Suger : Quod Moyses velat, doctrina Christi revelat3. La littérature patristique a largement utilisé ce procédé, généralement pour expliquer les points importants de la doctrine chrétienne, la plupart du temps d’ailleurs à l’attention des non-chrétiens4. Le plus souvent, il ne s’agit pas de comparaisons théoriques, mais de la confrontation des événements rapportés dans les Évangiles avec les textes des prophètes. Cette confrontation se fait par les textes mais aussi souvent par les images (œuvres picturales, sculptures) qui montrent des utilisations variées de la typologie, de la simple suggestion – un prophète figurant près d’une scène néotestamentaire – au parallèle parfait – une illustration des Évangiles accompagnée d’un texte prophétique, par exemple.

Les interprétations traditionnelles : sermons et drames

4L’analyse menée ici commence par les versets prophétiques les plus souvent répertoriés5. Parmi ces textes, certains choix ou modifications dans le contenu ou la forme de la citation pourraient indiquer, à première vue, une relation directe entre une inscription et une source donnée. Les citations en question correspondent en effet aux thèmes de la Nativité, des louanges à la Vierge, de la vie du Christ, repris dans le contexte iconographique de la représentation des prophètes, les deux « images » se complétant alors naturellement. Même si la plus grande partie des inscriptions du catalogue comporte des citations uniques, certains versets courants figurent également dans divers drames liturgiques, premier élément de notre enquête6.

Le sermon de Quotvuldeus : son influence, ses limites

5Julien Durand a été le premier à attirer l’attention sur les rapports existant entre les textes des drames liturgiques et les inscriptions attribuées aux prophètes par les artistes médiévaux. En 1888, il a mis en évidence la présence, à Notre-Dame-la-Grande de Poitiers et dans quelques autres édifices, de textes extraits des dialogues du drame liturgique de la Nativité7. Plus tard, Émile Mâle a développé cette découverte et lui a surtout donné une plus large audience8. D’après Marius Sépet, l’origine de ce drame serait le Sermo contra Paganos, Judaeos et Arianos, longtemps attribué à saint Augustin, aujourd’hui à Quodvultdeus, évêque de Carthage contemporain d’Augustin9. Ce texte, et plus précisément les chapitres XI à XV, était lu au cours de l’office de la Nativité. Karl Young a cependant noté que la lecture du texte était souvent abrégée, que sa position dans la liturgie pouvait varier et que le sermon était parfois lu la semaine précédant Noël, ou encore pour la Circoncision10. Dans un manuscrit de Salerne par exemple, le sermon est inséré entre la première et la deuxième messe de la nuit de Noël : In Nativitatis Nocte Post Primam Missam Legitur Sermo Sancti Augustini Episcopi, More Salernito11. L’auteur y interpelle les Juifs et invite les prophètes et autres personnages de l’Ancien Testament à témoigner de la nature divine du Christ : Dic, Isaia…dic et tu Jeremia… ; Dic, et tu Moyses legislator… Un manuscrit d’Arles (Sermo beati Augustini in Natale Domini, sixième leçon), cité par Marius Sépet, a longtemps été considéré comme un témoin de la transformation progressive du Sermon en texte dialogué12. Dans ce manuscrit, un préambule s’adresse aux Juifs et leur dit que les témoignages de la divinité du Christ qu’ils recherchent sont inscrits dans leur propre Loi. Chaque prophète témoigne devant Augustin qui semble présider l’assemblée. Le clerc, qui a commencé ainsi ce que l’on pourrait appeler « la mise en scène » du Sermon, n’a en fait rien ajouté : les indications données sur quelques-uns des personnages évoqués étaient déjà mentionnées dans le sermon lui-même : Daniel sanctus, juvenis quidem etate, senior vero scientia ac mansuetudine. Il en est de même des injonctions à témoigner prononcées, semble-t-il, par Augustin.

6Un manuscrit à l’usage de Saint-Martial de Limoges, remontant à la fin du xie ou au début du xiie siècle, donne lui aussi une version remaniée du texte de Quodvultdeus. Trois des vers du début du manuscrit précisent qu’il s’agit bien de célébrer ce jour même la naissance du Christ13. Les citations prophétiques sont les mêmes que dans les manuscrits d’Arles et de Salerne, et donc que celles du Sermon, mais elles sont versifiées à Limoges, tandis que certaines indications destinées à la mise en dialogue sont conservées : dic, inquit14. Bien entendu, compte tenu de la versification, si l’esprit et certains mots demeurent, le texte n’est pas identique à celui du Sermon.

7Le Jeu d’Adam, manuscrit 927 de la bibliothèque municipale de Tours, daté du xiie siècle, comprend quant à lui un drame des prophètes un peu plus développé. Il s’agirait là d’une partie de la liturgie de la Septuagésime, selon W. Noomen, mais ce ne serait pas le premier « mystère »15. Cette séquence liturgique se décompose en trois parties, l’une consacrée à Adam et Ève, la seconde à Caïn et Abel et la troisième à l’Ordo prophetarum, la procession des prophètes. La lectio porte sur la création, puis suivaient sept répons de la liturgie de la Septuagésime et enfin Legatur in choro lectio : Vos inquam, convenio ô Judei, phrase qui introduit le Sermon.

8Dans le Mystère des prophètes du Christ du manuscrit de Laon, daté du xiie siècle, les interventions de chaque prophète sont aussi en vers, certaines identiques à la version de Limoges16. Le Drame de Rouen (xive siècle) rapporté par Du Cange au mot Festum asinorum est une version plus développée du texte du manuscrit de Limoges (ou d’autres semblables)17. On y trouve les petits prophètes non mentionnés dans le Sermon, ainsi qu’Ézéchiel, le seul des grands prophètes à ne pas témoigner chez Quodvultdeus. Toutefois, ces personnages ne prononcent pas de texte. À l’intérieur de ce mystère se développent de petits drames : celui de Balaam qui pénétrait dans l’église avec son âne, celui de Nabuchodonosor et des trois jeunes Hébreux. À ce stade-là, il semble qu’à Rouen, la « représentation » n’avait pas de caractère obligatoire pour la célébration de la Nativité. Les drames de Laon et de Rouen, même s’ils font allusion aux versets bibliques présents dans les mentions épigraphiques, sont exprimés tout à fait différemment du texte original et de celui des inscriptions18.

9Dans la mesure où, qu’il s’agisse du Sermon ou des drames liturgiques, cette étude concerne au premier chef les citations bibliques latines, et même si la mention de longues paraphrases versifiées ou non est intéressante, il faut dans un premier temps comparer les textes des inscriptions avec les citations du Sermon, les lectures liturgiques et le Jeu d’Adam puisque qu’ils utilisent les mêmes versets bibliques, cités de façon plus ou moins exacte. Comment peut-on affirmer qu’une phrase de la Bible, inscrite sur un phylactère, est inspirée par le Sermon ? Parmi les différents éléments à prendre en compte, il faut d’abord repérer la présence éventuelle dans les inscriptions des mots qui introduisent les témoignages des prophètes dans le texte de Quodvultdeus. On peut également utiliser la phrase que l’on attribue à Daniel, Cum venerit Sanctus sanctorum cessabit unctio, différente du texte biblique et annonçant la fin de l’onction pour les Juifs, pour étudier les autres citations. Elle se retrouve dans 19 ensembles, le plus souvent aux côtés d’autres versets figurant dans le Sermon. Cette citation altérée se trouve sur dix œuvres italiennes et quatre œuvres rhénanes, deux œuvres françaises, et une seule pour l’Espagne, la Grande Bretagne, et la Terre Sainte. En ce qui concerne les datations des inscriptions dérivées de Daniel, la plus ancienne est celle de la Pala d’Oro (1105) et la plus récente celle de Bominaco (1263) ; 13 inscriptions sur 19 ont été réalisées au xiie siècle ; elles s’échelonnent jusqu’à 1175, puis réapparaissent en 125019. Dans les œuvres ainsi repérées, on trouve d’autres citations bibliques utilisées dans le Sermon dans quinze ensembles seulement. Parmi eux, onze cycles comprennent plus de quatre prophètes montrant des textes figurant dans le Sermon ; certains, comme le portail de Vérone, en montrent cinq au total.

10Balaam apparaît dans le Drame de Rouen et sa présence dans les images est souvent mise en rapport avec ce texte. La citation des Nombres présentée par Balaam dans les inscriptions ne figure en revanche pas dans le Sermon, mais elle est souvent associée aux textes (patristiques ou épigraphiques) évoquant la Nativité et Marie. La datation des inscriptions et celle des drames permet de remarquer, à la suite de Dorothy Glass20, que Balaam est accompagné du texte des Nombres à Sant’Angelo in Formis (1070-1080), soit bien avant la période de sa première apparition dans les drames21. L’auteur suggère l’existence d’une tradition liturgique différente dans cette région, même si Balaam ne figure pas dans le manuscrit de Salerne22. La présence de Balaam est attestée quatre fois au xiie siècle et quatre fois au xiiie siècle, plus souvent dans le domaine germanique qu’en Italie. À quatre reprises, il s’agit de cycles où on lit également la citation de Daniel Cum venerit mais, compte tenu des dates, il n’est pas possible de voir un rapport entre les Drames de Rouen et Laon et Sant’Angelo, Moissac ou Plaisance23. La recherche de la présence conjointe de la citation Vidi portam, tirée du livre d’Éz XLIV, 2, et de la phrase prononcée par Daniel n’apporte aucun élément concluant : elle est utilisée dans deux ensembles comprenant Cum venerit – deux ensembles proches dans tous les sens du terme puisqu’il s’agit des portails de Crémone et Ferrare. On ne trouve jamais cette phrase en même temps qu’Isaïe VII ou que le texte des Nombres. En dehors des principales prophéties mentionnées dans le Sermon et dans les Drames, il est des inscriptions que l’on trouve souvent dans les évocations de la Nativité, et on a ainsi pu penser que ces textes appartenaient aux Drames (au Drame de Rouen, notamment). Isaïe XI, 1, qui apparaît dans le Jeu d’Adam et dans le Drame de Rouen, n’est pourtant cité qu’une fois dans un cycle où figure le texte Cum venerit. Aggée II apparaît quant à lui quatre fois, et Michée deux fois.

11Ces premières comparaisons, matérialisées par le tableau 4, conduisent à des conclusions parfois différentes de ce qu’ont écrit nos prédécesseurs. Le texte des inscriptions doit principalement être rapproché du Sermon ou des textes les plus proches, à savoir les versions d’Arles, de Salerne ou de l’Ordo prophetarum du Jeu d’Adam, ce qui élimine la possibilité d’une filiation linéaire, directe et exclusive. D’une façon générale, les citations communes à ces quatre textes de référence sont aussi les citations les plus fréquentes dans les inscriptions24. D’autres versets figurant dans le Sermon ou dans le Drame n’ont pas connu le même succès ; certains n’ont que rarement été repris – on remarque par exemple peu de représentations des trois jeunes Hébreux dans la fournaise accompagnée de textes. La plus grande partie des cycles prophétiques répertoriés comprennent certains des quatre versets communs aux quatre drames. Parmi les œuvres italiennes et françaises, six ensembles n’en comportent pas ; deux œuvres allemandes seulement n’en présentent aucun. On remarque par ailleurs que certains versets cités dans le Sermon n’apparaissent sur aucune œuvre répertoriée (Ps XXI, 28-29 et CIX, 1, ou encore Dn III, 91), ce qui constitue un argument supplémentaire pour affirmer qu’aucune œuvre n’est inspirée totalement du Sermon ou même d’ailleurs d’un des drames. En revanche, certaines citations fréquentes sont souvent associées aux versets du Sermon et des drames. C’est le cas d’Éz XLIV 1-2, cité treize fois, dont cinq fois sous la forme Vidi portam in domo Domini clausam, et associé à des textes du Sermon comme Aggée II, 8, Zacharie IX, 9 et un certain nombre d’autres versets moins fréquents. L’étude des drames liturgiques de la Nativité de Laon et Rouen nous permet de constater qu’il s’agit là de versets bibliques qui tous figurent dans les drames, parfois dans des formulations différentes. Le choix des citations dépendrait donc moins d’une source claire et identifiée que des conditions de leur composition au sein d’un cycle prophétique possédant son propre sens et façonnant son propre discours.

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Tableau 4 : Les textes des manuscrits des Drames (voir l’image au format original)

12Les versets bibliques évoqués dans le Sermon ou dans les drames se rencontrent dans les inscriptions principalement en Italie25, avant la France puis l’Allemagne. Trois ensembles se distinguent par la comparaison des textes des inscriptions et ceux du Sermon ou du Drame : à Notre-Dame de Poitiers, les quatre prophètes portent des textes du Sermon ; à Crémone, c’est le cas de trois d’entre eux et le quatrième montre le texte Vidi portam inspiré d’Ézéchiel. Enfin, le plafond peint de la cathédrale de Salisbury comporte sept citations communes au Sermon ou au Drame. Toutes les citations le plus souvent reproduites le sont dans des ensembles où figure le texte de Daniel, à l’exception d’Ézéchiel et d’Amos II, 11. Il est d’autres versets, tels celui de Baruch ou d’Habacuc, qui sont repris de leur version du Sermon et non de la Vulgate, ce qui permet d’attribuer l’origine de ces textes à l’influence du sermon de Quodvultdeus. Dans ces œuvres médiévales, la présence conjointe des différents textes attribués à Moïse, Daniel, ou Isaïe est tout à fait frappante, même s’ils figurent parmi de nombreux autres versets bibliques.

13Il semble donc que ces différents textes (le sermon de Quodvultdeus, les quelques manuscrits de drames liturgiques), même s’ils présentent des liens étroits avec les inscriptions, ne suffisent pas à expliquer les choix des artistes ou des commanditaires, d’autant plus que la formulation de certains versets bibliques est très différente de la version de la Vulgate ou des autres « sources » possibles. Il faut donc, comme l’ont fait les auteurs qui se sont penchés sur le Sermon depuis plus d’un siècle, rechercher les origines et les suites de ce texte.

Au-delà de Quotvuldeus : les écrits polémiques

14Le Sermo contra Judaeos, Paganos et Arianos longtemps attribué à Augustin puis au Pseudo-Augustin fait partie d’une longue série de textes illustrés de citations bibliques, série qu’il n’a d’ailleurs pas inaugurée. Là encore, on pourrait remonter aux Évangiles, aux Actes des Apôtres qui formulent des discours adressés aux Juifs pour affirmer que le Christ est bien le Messie, citations vétérotestamentaires à l’appui. L’un des tous premiers écrits intercalant commentaires et versets bibliques est l’Adversus Haereses d’Irénée, suivi des écrits de Tertullien, Cyprien, Lactance. Augustin, dans le De Civitate Dei, consacre une partie du livre XVIII à un témoignage sur le Christ et l’Église. Un autre texte de Quodvultdeus, autrefois attribué à Prosper d’Aquitaine, le Liber de promissione et praedictione Dei, fait partie de cette longue liste, comme deux textes anonymes du ve siècle, un autre d’Évagre, rédigé à la même date, mais aussi le De fide catholica d’Isidore de Séville dont le titre précise : ex veteri et novo testamento contra Judaeos26. Dans les écrits de Tertullien, les citations sont peu nombreuses et éparses. À partir du texte de Cyprien, Testimoniorum Libri III, les textes sont divisés en chapitres évoquant les rapports entre l’Ancien Testament et le Nouveau. Dans la troisième partie de son Liber de Promissione, Quodvultdeus exprime encore plus clairement ce parallèle en annonçant une à une les promesses faites au peuple hébreu, et l’affirmation selon laquelle on les a crues et elles se sont réalisées. La tradition des Testimonia, pratiquement interrompue du viie au xiie siècle, a repris à la période des Croisades et s’est poursuivie jusqu’au xiiie siècle27.

15Ces écrits – les Contra, abréviation de Contra Judaeos – sont le plus souvent destinés à convaincre les Juifs, les païens ou les hérétiques de l’authenticité du message du Christ dont la venue et le sacrifice étaient déjà évoqués dans l’Ancien Testament, en mettant en parallèle textes vétérotestamentaires et textes du Nouveau Testament. Comme Grégoire le Grand le dira au sujet des Juifs, « Il faut leur prouver par leurs propres livres la vérité de l’enseignement chrétien et les gagner à l’Église »28. Dans les premiers temps de l’Église, il fallait faire connaître la doctrine chrétienne, mais les motivations ont sans doute varié par la suite. Même si la conversion des Juifs au christianisme par ce moyen a, semble-t-il, connu un succès limité, il est probable que la lutte contre la doctrine juive ou contre l’influence des Juifs sur les Chrétiens, voire la lutte contre les conversions au judaïsme, sont à l’origine du travail des auteurs de sermons et traités – l’Église a en effet souvent reproché aux Chrétiens leur participation aux fêtes juives et au shabbat. Enfin, l’exercice de la confrontation des idées entre Chrétiens et Juifs était un élément classique de la vie intellectuelle. Gilbert Dahan précise que dans la deuxième moitié du xiie siècle, jusqu’à l’expulsion des Juifs par Philippe Auguste, les relations intellectuelles entre les Juifs et les Chrétiens étaient importantes et le plus souvent sereines, comme on peut le voir dans le dialogue de Gilbert Crispin avec un Juif29. Contrairement à ce que semblent supposer les auteurs des textes de polémique, les intellectuels juifs connaissaient d’ailleurs le Nouveau Testament. Les Contra rassemblant les citations de l’Ancien et du Nouveau Testament pouvaient donc être dans le même temps une forme littéraire qui rappelaient aux Chrétiens les bases du dogme. Ils formaient une collection d’autorités que le clergé pouvait utiliser ; le nombre de copies des textes de Tertullien, Cyprien et plus tard Pierre Damien en témoignent30.

16Un comptage systématique des citations fréquentes à la fois dans les inscriptions et dans les textes de controverse a permis de mettre en évidence quelques versets particulièrement répandus (tableau 5). De façon générale, les textes les plus souvent inscrits sur le phylactère des prophètes sont aussi ceux que l’on cite le plus souvent dans les écrits polémiques et leur nombre est restreint : Deutéronome XVIII, 15, Isaïe VII, 14, Isaïe XI, 1, Baruch III, 36 et Zacharie IX, 9, Isaïe VII, 14 et Deutéronome XVIII, 15. La formulation de Daniel IX, 24 utilisée dans le Sermon, et qui figure à 19 reprises dans cette étude, n’apparaît que trois fois dans les textes de la controverse31.

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Tableau 5 : les citations des inscriptions dans les Contra (voir l’image au format original)

17Depuis les premières recherches sur les textes de controverse, d’autres études ont été consacrées, partiellement au moins, aux rapports entre les inscriptions et le Sermon et/ou les drames, sans apporter beaucoup de données originales, à l’exception du travail de Dorothy Glass qui a remis en question certaines affirmations d’Émile Mâle. Cette étude montre combien il est important, pour donner du sens à ces chiffres, de tenir compte de la chronologie des œuvres et de celle de la diffusion des textes32. Grâce à ces avancées, on peut donner une place plus juste au Sermon de Quodvultdeus et aux textes polémiques dans la diffusion des citations prophétiques, en envisageant notamment d’autres textes comme relais ou comme complément.

Les origines de la diffusion des textes prophétiques

18Dans la recherche de l’origine possible de l’utilisation de certaines citations dans les inscriptions prophétiques, il est plutôt question d’influence que de source, nous l’avons déjà évoqué. Pour l’instant, nous n’avons guère fait que suivre le chemin de nos prédécesseurs, mais il faut envisager d’autres possibilités, en nous éloignant un peu des premières œuvres étudiées ici pour étendre nos recherches à l’ensemble des textes répertoriés dans le catalogue. Une fois éliminée l’éventualité de rapports trop étroits entre les inscriptions et les textes patristiques destinés à la controverse, il convient d’examiner de nouvelles pistes, en particulier celles du Nouveau Testament et de la liturgie.

Le Nouveau Testament et la liturgie

19Dans le catalogue, certains textes dans les inscriptions sont repris du Nouveau Testament. Si on compare les dix citations de l’Ancien Testament rencontrées le plus souvent dans les inscriptions avec le relevé des versets repris dans le Nouveau Testament, on remarque que huit d’entre elles y figurent : Nombres XXIV, 17, Deutéronome XVIII, 15, Psaume CXXXII, 11, Isaïe VII, 14 et Isaïe XI,1, Baruch 36-38, Osée XIII,14, Zacharie IX, 933. Ces textes s’appliquent directement à Marie, à l’exception d’Osée et de Zacharie, même s’ils sont souvent cités en même temps que les autres prophètes mentionnés. Il ne manque dans le Nouveau Testament que l’interprétation de Daniel IX, 24 et Aggée II, 8. Cette confrontation confirme donc l’importance des inscriptions évoquant la Vierge, la présence fréquente de témoignages quant à la vie du Christ, et surtout une familiarité des auteurs des inscriptions avec les textes prophétiques par l’intermédiaire du Nouveau Testament.

20La liturgie a pu également jouer un rôle dans la circulation des textes mais l’étude des citations prophétique empruntée au corpus liturgique pose plusieurs problèmes de méthode. Quels textes liturgiques considérer ? Les offices proprement dits ? Doit-on inclure les lectures ou ne tenir compte que des antiennes et des répons ? Les bréviaires, séculiers et monastiques, n’auraient-ils pas pu aussi être source sinon d’inspiration, du moins de familiarité avec certains textes ? La première éventualité envisagée, celle de l’influence des offices liturgiques est essentielle, car les textes courts et répétés sont plus susceptibles de marquer les esprits que des phrases incluses dans un texte long34.

21Parmi les livres les plus fréquemment utilisés pour les lectures, les Psaumes sont lus en entier au cours de l’année et certains versets sont repris de façon très fréquente. Isaïe est lu très souvent, au cours de l’Avent, du temps de la Passion et des fêtes de la Vierge. Jérémie apparaît peu et est cité essentiellement au moment de la Semaine sainte ; Ézéchiel est lui aussi peu lu, mais pas uniquement dans le cadre du culte marial. Le livre de Daniel apparaît surtout dans la dernière semaine de Novembre, comme Osée. Joël est quant à lui cité fin novembre, pendant l’Avent et le Carême. Les autres petits prophètes sont également lus surtout à la fin du mois de novembre, suivant la tradition ancienne du dimanche De prophetis. La comparaison des citations les plus fréquentes avec les antiennes et les réponds permet de constater que certains textes fréquents font effectivement partie de la liturgie, mais d’autres, très fréquents aussi, en sont totalement absents (tableau 6). C’est en particulier le cas de Deutéronome XVIII, 15 ou de Psaume CXXXII, 11, le cas du texte modifié de Daniel IX, 24 étant bien sûr différent.

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Tableau 6 : inscriptions et liturgie (voir l’image au format original)

22Les citations des inscriptions le plus souvent répertoriées sont utilisées essentiellement dans la liturgie en lien avec la naissance divine (Annonciation, Avent, Présentation au temple). Le sujet essentiel n’est sans doute pas vraiment la Nativité qui est en quelque sorte un événement plus matériel, traduction de l’incarnation divine, souvent évoquée dans les allusions à la virginité de Marie par les textes et les images. Les antiennes de la Circoncision et de la vigile de l’Épiphanie correspondent aux versets évoquant habituellement ces événements dans les œuvres étudiées : Juges, Exode, Deutéronome et Isaïe XI, 1. Pour la période qui nous intéresse ici, ces trois antiennes faisaient partie de la liturgie de l’octave de la Nativité. Tous les manuscrits qui servent de référence au recensement du Corpus antiphonalium officii contiennent ces antiennes, tant dans le Cursus romanus que dans le Cursus monasticus. La quatrième antienne est aussi attestée pour l’Épiphanie, les deuxième et troisième pour la Purification35. Parmi les antiennes se trouvent aussi Aggée II, 8, Habacuc III, 1. Il faut mentionner ici que les hymnes, participant à la célébration du culte, ont recours dès les origines à la typologie ; nous en parlerons davantage en évoquant les versets de l’Ancien Testament utilisés comme symboles de Marie.

23Les orientations liturgiques dans le choix des citations peuvent certainement s’expliquer par des traditions et des cultes sur un espace plus ou moins limité. Nous avons déjà mentionné l’abondance de figurations prophétiques à Venise, et en particulier à San Marco. Il y aurait eu, à Venise, un culte des prophètes plus important que dans les autres villes, et vraisemblablement sous l’influence des Byzantins (des églises ont porté très tôt les noms d’Habacuc, d’Ézéchiel et d’Isaïe par exemple36). L’église Saint-Isaïe est devenue San Matteo di Rialto avant d’être détruite. L’appellation San Isaia aurait survécu longtemps pour désigner les lieux « al confine di S Isaia ». Il reste encore des églises portant le vocable d’un prophète : San Samuele (fondé vers l’an mil), San Moïse (750), San Geremia (1050). Des prophètes figurent encore dans de nombreuses églises postérieures à la période qui nous intéresse ici, comme à Santa Maria dei Miracoli ou à l’église des Gesuisti.

La piste des formulations originales

24Pour poursuivre notre recherche, nous avons tenté de suivre la piste de textes bibliques présents sur de nombreuses inscriptions dans une formulation différant du texte original, versets déjà envisagés par rapport à la tradition du Sermon de Quodvuldeus37.

Vidi portam, inspiré d’Ézéchiel XLIV, 2 et le culte marial

25Vidi portam in domo Domini clausam est une citation approximative du texte biblique Et convertit me ad viam portae sanctuari exterioris, quae respiciebat ad orientem et erat clausa. Elle est utilisée le plus souvent en association avec des versets annonçant la Nativité. À Fidenza, cette phrase fait allusion à la virginité de Marie, comme la phrase des Psaumes attribuée à David, les deux personnages encadrant symboliquement la porte de l’édifice. Nous avons relevé ce texte dans quatre œuvres encore, et il figure aussi sur le phylactère d’Ézéchiel dans le texte d’Herrade de Lansberg38. À Crémone et Ferrare sont inscrits les passages d’Isaïe VII, 14, de Baruch III, 36, ainsi que le Cum venerit de Daniel qui figure aussi à Salisbury et au plafond de Hildesheim où il cohabite avec Deutéronome XVIII, 15. Vidi portam est donc associé à des versets prédisant la Nativité, mais il ne figurait ni dans le Sermon de Quodvuldeus, ni dans le Jeu d’Adam, ni dans aucun autre drame liturgique. Ce texte se trouve sur l’une des plus anciennes œuvres du xiie s., le portail de Crémone, et sur l’une des plus récentes, le cycle peint de Salisbury39. Si cette formulation est pratiquement absente des Contra, on la retrouve dans un sermon d’Augustin pour le dimanche de l’Annonciation40. Le texte biblique exact, Ézéchiel XLIV 1et 2, que l’on retrouve huit fois dans nos inscriptions, n’apparaît que sept fois dans les textes patristiques étudiés, que ce soit des textes de polémique ou des textes consacrés à Marie, les premiers étant les plus nombreux.

26Au-delà des comparaisons entre le Vidi portam inspiré d’Ézéchiel et les Contra, il faut noter qu’aucun texte patristique consacré à la Vierge ne reprend la formulation épigraphique de la citation. En revanche, cette recherche confirme que les mêmes textes prophétiques sont utilisés indifféremment pour évoquer la Vierge, la Nativité ou le Christ. Deux sermons d’Hildebert de Lavardin, l’un ayant pour thème la venue du Christ, l’autre s’opposant aux Juifs en expliquant l’Incarnation annoncée par les prophètes, sont ainsi illustrés par les cinq mêmes versets. À plusieurs reprises, le thème de la porte fermée est repris en association plus ou moins étroite avec d’autres symboles de la virginité de Marie. La porte fermée est mentionnée chez Isidore de Séville, Ildefonse et Honorius dit « d’Autun » qui citent aussi Daniel et le rocher dévalant la montagne, ou Pierre de Blois qui associe le rocher, la porte et la toison. C’est la même chose à Laon où la porte fermée, Gédéon, Daniel dans la fosse aux lions, Moïse évoquant peut-être le Buisson ardent, et même la licorne illustrent conjointement la virginité de Marie. La plaque émaillée de Boston et celle de Lille montrant respectivement les trois jeunes Hébreux et Gédéon faisaient partie d’une œuvre sur le même thème. Ces différents symboles se trouvent aussi fréquemment dans les miniatures. Sur la page consacrée à la Nativité du missel d’Hildesheim par exemple, si l’enfant Jésus est représenté dans un petit espace au-dessus de la Vierge couchée, au-dessous est figurée une lourde porte « barrée ». De part et d’autre de la porte se tiennent Gédéon et une jeune fille avec une licorne. Ézéchiel présente un phylactère sur lequel se lit le début du verset 2, PORTA HAEC CLAUSA41. Face à la miniature représentant la Nativité dans les Évangiles d’Averbode, on voit trois symboles de la virginité de Marie : le buisson ardent, le serpent d’airain et la toison de Gédéon. Plus loin une autre miniature montre une jeune fille et une licorne42. Paul Diacre évoque quant à lui la maternité virginale sans citer précisément le texte d’Ézéchiel mais utilise les images de la toison, des trois Hébreux et de Daniel dans la fosse aux lions43.

27Jusqu’au viie siècle, on ne fêtait la Vierge qu’une fois par an, en même temps que la Nativité. La seule exception était Rome où, dès le vie siècle, il existait une célébration pour les Quatre-Temps de décembre ; au cours de cette célébration, on lisait le texte d’Isaïe, dont le verset Ecce Virgo concipiet, ainsi que l’Évangile de l’Annonciation. La comparaison de la porte fermée appliquée à la Vierge existe depuis longtemps : on la trouve dans l’hymne attribué à saint Ambroise Fit porta Christi per via omni referta gratia, transitque rex, et permanet clausa, ut fuit, per sæcula. On y retrouve également l’évocation de la pierre qui roule de la montagne44. Notons que dès le vie siècle à Rome, l’office du 1er janvier comportait des antiennes traduites du grec et évoquant notamment le buisson ardent45. Ce n’est que dans un répons du mercredi de la première semaine de l’Avent que l’on retrouve la formulation Vidi portam : R/ Ante multum tempus prophetavit Ezechiel : Vidi portam clausam, ecce Deus ante saecula ex ea procedebat pro salute mundi : Et erat iterum clausa, demonstrans Virgine, quia post partum permansit virgo ; V/ Porta quam vidisti, Dominus solus transibit per eam. La formule Vidi portam in domo Domini clausam est attestée une seule fois au Moyen Âge dans la liturgie, pour l’Annonciation46.

28Pour compléter ces recherches parmi les textes liturgiques, il faut se tourner vers l’Orient, lieu d’origine des hymnes qu’Ambroise de Milan a le premier, adaptées à la liturgie occidentale. Les symboles de la virginité de Marie sont attestés anciennement dans l’empire d’Orient. Les plus anciennes mentions du buisson ardent évoquant Marie remontent au ive siècle avec Éphrem de Nisibe ou Grégoire de Nysse47. On retrouve de nombreuses évocations semblables chez les Pères grecs entre le ive et le vie siècle, comme l’a écrit François Boespflug qui constate qu’en Orient il n’y a pas de représentation iconographique du buisson ardent pour évoquer le Christ48. Il montre également que si Augustin et Ambroise utilisent le buisson comme symbole du Christ, la liturgie reprend quant à elle le symbole mariologique avec l’antienne Rubrum quem viderat chantée aux premières vêpres de la fête de la Circoncision49. Il constate aussi que, même sans représentation de la Vierge dans le buisson (rare jusqu’au tableau de Nicolas Froment qui date de la seconde moitié du xve siècle), en Occident comme en Orient, c’est le thème marial qui domine. Du xiie au xvie siècle, le buisson ardent est figuré dans le cadre d’une Annonciation, d’une Nativité, d’un Arbre de Jessé ou du couronnement de la Vierge. Romanos le Mélode (490- 555), né à Emesa (de nos jours Homs en Syrie), reprend à maintes reprises, dans les Hymnes de la Nativité, les images qui symbolisent la Vierge. La porte fermée est par exemple évoquée dans la première hymne où est décrite l’arrivée des Mages : « Elle ouvre la porte et accueille le cortège des mages. Elle ouvre la porte, elle, porte infranchissable par où seul le Christ a passé »50. Romanos, au début de la troisième hymne, énumère plusieurs symboles : « Joseph était stupéfait de ce spectacle surnaturel, et il comprenait en voyant ta grossesse sans semence, mère de Dieu, la pluie sur la toison, le buisson qui dans le feu ne se consumait pas, la verge d’Aaron qui fleurit ; et pour te rendre témoignage, ton fiancé et gardien s’écriait, disant aux prêtres : Une vierge enfante, et après l’enfantement demeure toujours vierge »51. Dans la quatrième hymne, il cite la pierre qui roule de la montagne et la phrase d’Habacuc : « Tu t’es fait connaître au milieu de deux animaux »52. Fait encore plus intéressant, plusieurs hymnes évoquent aussi Marie comme la « tige de Jessé » : dans la deuxième hymne, c’est Ève qui l’affirme : « Une vierge enfantant le rachat de la malédiction […] C’est elle que le fils d’Amos (Isaïe) a figurée d’avance, la tige de Jessé sur laquelle a poussé pour moi un rameau dont je mangerai le fruit pour ne plus mourir, la vierge pleine de grâce »53. Au cours de la fête de l’Annonciation, il reprend de façon récurrente le vers « Salut à toi, épouse inépousée » qui figure de façon répétitive dans la grande prière à la Vierge du monde grec, l’Hymne acathiste54.

29En dehors de ces différents textes qui sont employés pour évoquer la Vierge, la mention de Balaam dans les hymnes de Romanos ne passe pas inaperçue : « Exact est le sens que Balaam nous a proposé de ses prophéties, en disant qu’un astre se lèverait qui éteindrait tous les oracles et les augures ; un astre qui résoudrait les paraboles des sages, et leurs sentences et leurs énigmes ; un astre bien plus éclatant que cet astre visible à nos yeux, car il est le créateur de tous les astres, lui dont il est écrit : ‘Du milieu de Jacob se lèvera un petit enfant, Dieu d’avant les siècles’ »55. Non seulement ici Balaam est mentionné comme annonçant le Christ, mais son évocation est associée à celle du verset de la Genèse XLIX, 10 (« Du milieu de Jacob ») que l’on ne trouve qu’une fois dans les inscriptions. Il est en revanche cité dans les textes patristiques en même temps que les textes utilisés pour annoncer la venue du Messie, par exemple dans les hymnes d’Éphrem, pour rester en Orient dans les premiers siècles du christianisme, mais aussi dans les Contra ou les écrits consacrés à la Vierge.

30On constate ainsi que la recherche d’une origine littéraire ou liturgique de la formulation originale Vidi portam ne permet pas l’identification d’une source précise. En revanche, nous avons de nombreuses confirmations de l’usage de la symbolique de la porte fermée, souvent associée à d’autres images pour évoquer Marie, et à travers elle l’Incarnation. Il semble donc que l’épigraphie traduit ainsi par cette formulation la permanence d’un concept né dans les premiers siècles du christianisme.

Cum venerit, inspiré de Daniel IX, 24.

31La deuxième citation étudiée ici en détail diffère du texte biblique non seulement dans sa formulation mais aussi dans son sens. La phrase Cum venerit sanctus sanctorum cessabit unctio est présente 18 fois dans les inscriptions, mais cette formule n’est utilisée que dans six écrits patristiques56, dont deux de Pierre Damien, l’un destiné à la controverse et l’autre à la célébration de l’Épiphanie (ce qui montre encore une fois l’utilisation d’une citation dans différents contextes). La même phrase se retrouve dans un sermon de Paul Diacre pour la Vigile de l’Épiphanie, sermon inspiré de celui de Haymon qui comporte lui aussi Cum venerit, mais destiné à la fête des Saints Innocents57. Cette formulation n’est pas reprise dans la liturgie. En revanche, elle se retrouve parfois utilisée dans des miniatures, comme dans la Bible de Douvres, le manuscrit latin 10433 de la Bibliothèque nationale de France, et la page de l’allégorie de la sagesse divine du missel d’Hildesheim58. Cette phrase qui, contrairement au texte d’origine, annonce la fin de l’onction pour le peuple juif, correspond à des commentaires souvent repris depuis les débuts du christianisme. Eusèbe de Césarée, dans son Histoire Ecclésiastique, explique ainsi la phrase de Daniel citée parmi les prédictions prophétiques : « Au livre de Daniel, donc, l’Écriture, après avoir très manifestement établi le nombre de semaines jusqu’au Christ chef […] annonce qu’une fois ces semaines achevées, l’onction disparaîtra pour les Juifs »59. Quodvultdeus de son côté écrit ce commentaire : « En effet, la succession des rois de Juda et d’Israël s’est arrêtée ainsi que le sacerdoce lévitique quand Hérode, un roi étranger, commanda au peuple hébreu. En effet, l’onction aussi a cessé dont le prophète Daniel avait prédit qu’elle cesserait, et cela afin qu’on ne vît pas ce peuple suivre des rois ou des prêtres oints à partir du moment où le roi et prêtre éternel, le Christ, attente des nations, se trouverait présent. »60 Isidore lui-même note : Post septuaginta hebdomadas et natus et passus et ostenditur Christus, et civitatem Jerusalem in extermination fuisse et sacrificium, unctionemque cessasse61.

32Le verset tel qu’on le lit dans les inscriptions ne se trouve pas à notre connaissance avant le Sermon de Quodvultdeus. On n’en recense aucune mention avant les drames liturgiques où il figure partout, à l’exception du Drame de Rouen. Dans deux versions du Jeu de Daniel, texte moins connu mais contemporain de la majorité des inscriptions, on trouve des commentaires du verset de Daniel proches des commentaires patristiques. Dans le Jeu de Daniel d’Hilarius (1140), on peut lire ces mots :

Nascetur Dominus cujus inperio

Cessabit regimen et regum unctio62.

33Dans le Jeu de Daniel rédigé par les écoliers de la cathédrale de Beauvais à la même époque, après avoir en trois vers évoqué la célébration de la naissance du Christ, la sagesse divine prononce ces paroles :

Nasciturum quem predixit profete facundia.

Danielis jam cessavit unctionis copia ;

Cessat regni Judaeorum contumax potentia63.

34Le jeu s’achève sur une intervention de Daniel et une exclamation de l’ange rappelant que le Christ né à Bethléem était annoncé par les prophètes. Le texte de Daniel là encore, par son sens, est proche de celui des inscriptions :

Ecce venit sanctus ille, sanctorum sanctissimus,

Cessant phana, cesset regnum cessabit unctio64.

35Young note que la prophétie de Daniel a été ici détachée de son contexte et utilisée comme conclusion65. La fin de l’onction pour le peuple juif est un argument important quand on évoque la naissance du Christ ; c’est pourquoi elle est essentiellement utilisée dans la polémique contre les Juifs, et reprise dans les drames liturgiques qui s’en inspirent. Un indice supplémentaire de la familiarité des hommes du xiie siècle avec cette interprétation de Daniel IX, 24 peut encore être décelé lors de la conquête de Jérusalem par les Croisés et de l’interrogation qui s’en suivit quant à la légitimité de la nomination d’un roi en écho à la prophétie de Daniel : Cum venerit Sanctorum cessabit unctio66. Cette phrase était-elle alors plus connue que le verset biblique lui-même ? C’est en tout cas possible et on connaît d’autres témoignages de l’emploi de la formule, parfois en dehors d’un cadre religieux au sens strict (drame liturgique, décor d’église ou d’objets liturgiques). La phrase Cum venerit figure aussi dans le commentaire d’un psautier du xiie siècle rédigé en français pour Laurette d’Alsace67. Hugues Metel, chanoine de Toul né en 1180, la mentionne dans une lettre à un jeune homme, Ulderic, où il évoque la généalogie du Christ68. La même phrase est inscrite en marge d’un manuscrit de Saint-Gall et Jean Dun Scott mentionne le passage du De civitate Dei où elle figure69. La formule est donc familière dans le monde ecclésiastique et les commentaires d’Eusèbe et de Quodvultdeus circulaient sans aucun doute. La popularité de ce texte n’a pourtant duré qu’un temps très court à l’échelle du Moyen Âge. La citation apparait vers 1105 sur la Pala d’Oro à Venise, à Crémone à peu près à la même date puis à Poitiers ; les dernières œuvres datées où elle est reprise sont les cycles de Bominaco (1263), puis la Vierge à l’Enfant de Cimabue (1280), citée parmi les œuvres postérieures. Le phylactère de Daniel au Puits de Moïse (1403-1406) est à notre connaissance la seule attestation tardive.

Les thèmes

36Nous avons jusqu’à présent abordé la question des prophètes en fonction de leur emplacement, de leur forme, des textes bibliques qu’ils présentent et des influences éventuelles de textes ayant guidé leur installation dans les œuvres d’art médiéval. Pour comprendre le sens de cette figuration et des choix épigraphiques, il convient maintenant d’envisager les thèmes évoqués par la présence et le contenu des textes des prophètes.

La passion du Christ

37Les cycles iconographiques et épigraphiques concernant uniquement la Passion sont rares (Croix de Bury, peinture murale du Puy-en-Velay70). Le plus souvent donc, les textes prophétiques qui l’annoncent sont inclus dans des ensembles dont le thème est plus général. Plusieurs versets ou parties de verset du livre LIII d’Isaïe se retrouvent dans les inscriptions concernant la Passion (versets 4, 5, 7a et 7b). Ces passages font partie des lectures des offices liturgiques et tous sont repris dans les antiennes et répons du Jeudi saint et Samedi saint71. Ces versets sont également repris dans la plupart des Contra.

38Sur le thème de la Passion, le verset le plus souvent rencontré dans les inscriptions est celui d’Osée XIII, 14, ero mors tua, o mors, morsus tuus ero inferne, reprise par Paul dans la première Épître aux Corinthiens XV, 55 : Ubi est, mors, victoria tua ? Ubi est, mors, stimulus tuus ? Il a pourtant été utilisé par un nombre limité d’auteurs médiévaux (parmi eux : Isidore, Amolon, Gautier de Châtillon et Gilbert Crispin) ; comment alors expliquer sa fréquence dans les inscriptions ? La liturgie ne reprend ce verset comme antienne que lors du Samedi saint. Si l’on se tourne vers les jeux liturgiques de Pâques, essentiellement consacrés au thème des Saintes Femmes au tombeau, on ne trouve aucune des citations vétérotestamentaires figurant parmi les inscriptions. Sur la peinture murale de la « Salle des morts » du Puy sont inscrites trois citations d’Isaïe, Osée et Jérémie (citations utilisées souvent dans le cadre de la Passion), et la quatrième est formée de trois versets différents du livre II de la Sagesse utilisés dans la liturgie de la Semaine sainte72. Les quatre versets de l’Ancien Testament sont cités dans la liturgie, mais seul le texte d’Isaïe y est repris plusieurs fois. Les quelques œuvres qui sont explicitement et uniquement consacrées à la Passion du Christ sont peu nombreuses, et les versets communs rares. Il semble bien que la sélection des citations vétérotestamentaires appliquées à la Passion ne se rattache guère à une tradition quelconque et que les versets bibliques ont été choisis au coup par coup, en fonction des exigences de sens de chacune des œuvres mentionnées.

L’arbre de Jessé

39Émile Mâle situait l’origine de ce thème iconographique à Saint-Denis, mais il est désormais admis que la plus ancienne représentation de l’Arbre est celle du manuscrit Vyšehrad de Prague, daté de la fin du xie siècle, même s’il ne correspond pas encore à l’image type avec Jessé couché et l’arbre qui s’élève de son corps73. Les travaux de Young montraient déjà des œuvres antérieures ou contemporaines de la verrière de Saint-Denis, même s’il se disait incapable d’organiser les arbres répertoriés dans un ordre chronologique74. Depuis, un certain nombre de travaux ont montré que les origines de l’Arbre de Jessé se trouveraient dans un sermon de Fulbert de Chartres pour la Nativité de la Vierge, généralement mentionné par l’incipit Approbate consuetudinis75. Dans ce sermon, Fulbert évoque la verge fleurie d’Aaron, puis cite Isaïe XI, 1 Et egredietur, ainsi qu’Isaïe VII, 14.

40Ce thème iconographique, mentionné rapidement dans le catalogue, ne correspond qu’à un petit nombre d’œuvres : le plafond d’Hildesheim, les sculptures du baptistère de Parme, quelques textes de la mosaïque disparue de Bethléem et des fragments de vitraux. Au cours des siècles suivants et jusqu’à une époque récente, le vitrail est le support de prédilection pour représenter cet arbre symbolique. Ces vitraux, comme le plafond, représentaient un arbre complet, partant de Jessé couché, continuant avec Salomon, David figurant sur le tronc, et se terminant avec la Vierge et l’Enfant Jésus ou le Christ lui-même, accompagné de la colombe de l’Esprit-Saint. Les prophètes placés de chaque côté de l’arbre témoignent de ce la réalité de cette généalogie. Si le catalogue des œuvres ne fait état que d’une seule occurrence complète du thème, certaines œuvres le présentent en ébauche ou en raccourci : c’est le cas à la chapelle du Liget, à Notre-Dame de Poitiers, à Florence (chaire de San Leonardo in Arcetri) et sur la plaque d’ivoire de Paris76.

41Le thème de l’Arbre de Jessé est indissociable de ceux de la Nativité et de la Vierge, comme l’évoquent les inscriptions. Chacune de ces images, complète ou sommaire, comporte une représentation d’Isaïe portant un phylactère où figure le verset Et egredietur virga de radice Jesse (Isaïe XI, 1). Parmi les autres témoignages pouvant accompagner cet arbre, on retrouve quelques-unes des citations fréquentes dans le catalogue, mais le plus souvent à une ou deux reprises (trois fois pour Isaïe VII, 14). Il n’y a guère de différence entre les textes prophétiques des cycles consacrés à l’annonce du Messie ou à Marie et les versets présentés dans les cas de l’arbre de Jessé77. L’arbre est également à première vue indissociable de la Nativité ; considéré comme illustrant la généalogie du Christ, il a précédé, dès le xiie siècle, l’Évangile de Matthieu dans les manuscrits de la Bible. Très vite, seuls David et Salomon sont représentés, pour mettre en évidence l’appartenance de Marie à la lignée de David, les rois énumérés par Matthieu étant éventuellement figurés à l’extrémité des branches, identifiés ou non. Certaines citations prophétiques identiques à celles des autres ensembles figurent en témoignage, même si elles sont rarement présentes.

Les autres thèmes

42Le catalogue fait également apparaître d’autres thèmes ayant présidé au choix des inscriptions. C’est le cas pour les vitraux d’Augsbourg dont les prophètes montrent des citations évoquant l’Église en tant que peuple ou maison de Dieu. Il nous semble voir, sur la voûte de la croisée du transept de Brunswick, un résumé de la foi chrétienne : un cycle christologique allant de la Nativité à la Pentecôte entoure l’Agneau, à l’intérieur des murs de la Jérusalem céleste. Les prophètes mettent en garde Jérusalem contre la colère de Dieu et les apôtres montrent le texte du Credo. La voûte de la croisée de la cathédrale de Brunswick fait le lien avec le thème de la Jérusalem céleste évoquée aussi à travers les inscriptions des peintures murales de Gurk, où les citations d’Ézéchiel accompagnent l’évocation iconographique de la Cité céleste.

43Dans un certain nombre de cas, les textes choisis figurant sur les phylactères des prophètes ont un lien avec l’objet support. On pense bien évidemment aux autels et vases sacrés, où les textes évoquent le sacrifice eucharistique, soit par des textes mentionnant la Passion, soit par des citations plus spécifiques : le psaume LXXVIII, 25 Panem angelorum manducavit homo et Proverbe IX, 5 sont cités sur l’ambon de Klosterneubourg et sur l’autel portatif de Paris78. Certaines œuvres, tout en comportant des citations prophétiques, obéissent à des programmes complexes le plus souvent expliqués par des inscriptions versifiées. C’est le cas de l’autel dit d’Eilbertus et de celui de München Gladbach, de la reliure de Chantilly, des fonts baptismaux d’Hildesheim79. L’autel de Berlin présente un choix de textes ne correspondant pas tous au dessein exprimé pour l’ensemble de la réalisation : plusieurs citations fréquentes, appliquées généralement à la Nativité, s’y retrouvent, mais d’autres ne semblent pas correspondre à une intention particulière.

44La Nativité, la Passion, et la vie du Christ sont les thèmes les plus souvent convoqués par les inscriptions prophétiques. La Jérusalem céleste pourrait être évoquée pour toutes les œuvres ou presque, mais il est des thèmes beaucoup moins fréquents, élaborés en fonction de circonstances que nous ignorons souvent. En revanche, d’autres associations sont plus évidentes : la louange des eaux exprimée par les inscriptions des prophètes de Casauria peut ainsi s’expliquer par la situation du monastère sur une île, entre les deux bras d’un fleuve80. En dehors des thèmes généraux qui dominent, un certain nombre d’œuvres répondent donc à des conditions particulières provenant du lieu, du support sans compter les intentions des commanditaires et des artistes.

Un thème naissant : Prophètes et apôtres

45Parmi les œuvres envisagées, nous avons constaté la présence de prophètes et d’apôtres au sein de compositions plus ou moins organisées. Très tôt, les pages de manuscrits illustrant une scène des Évangiles sont accompagnées de figuration de prophètes présentant un des leurs textes supposés annoncer cet épisode81. Cette comparaison, terme à terme si l’on peut dire, ne se retrouve guère au cours de la période étudiée durant laquelle d’autres présentations iconographiques ou épigraphiques ont été retenues. Dans la plupart des œuvres étudiées, il semble que l’on ait surtout une présence symbolique des deux groupes, seuls les prophètes présentant généralement un passage de leurs écrits. La présence conjointe des apôtres et des prophètes se retrouve essentiellement dans les œuvres d’orfèvrerie de Cologne où un certain nombre de réalisations montrent également des personnages qui ne sont accompagnés que de la mention de leur nom. Sur la châsse d’Héribert, les prophètes sont placés de part et d’autre des apôtres dont les phylactères portent les phrases du Credo ; ce sont les apôtres qui sont mis en valeur82. L’autel d’Eilbertus montre les prophètes sur les parois latérales et les apôtres au Credo sont représentés sur la table83. Sur le reliquaire de la collection Von Hochelten et sur celui des Rois mages à Cologne, de plan différent, les prophètes sont placés sur les parties basses de l’édifice et les apôtres sur les parties hautes84. Cette disposition évoque le thème des apôtres portés sur les épaules des prophètes, thème que l’on retrouve aux vitraux de la cathédrale de Chartres et aux jambages du portail de la cathédrale de Bamberg. Quant aux textes, sur la châsse d’Héribert, les phylactères des prophètes n’établissent pas de parallèle avec le Credo mais évoquent Jérusalem. À Brunswick, les textes montrés par les prophètes n’ont aucun rapport avec les phrases du Credo proclamées par les apôtres ; les apôtres sont ici figurés dans les murs de la Jérusalem céleste dont les murs enserrent les scènes christologiques. De la même façon, les textes des apôtres et les prophètes de l’autel d’Eilbertus n’ont pas de liens entre eux. Dans les deux cas, c’est leur présence conjointe qui compte. D’autres exemples pourraient être cités, comme par exemple une page du lectionnaire de l’archevêque Frédéric de Cologne où l’on note un réel affrontement dans la présentation des figures et des phylactères entre prophètes et apôtres, mais aucun rapport entre les textes85.

46Le plus ancien double Credo répertorié est celui, en français, du Verger de Soulas, remontant à la fin du xiiie siècle, donc réalisé peu de temps après la dernière œuvre prise en compte ici. Par la suite, le thème connaîtra un développement important, notamment dans quelques manuscrits célèbres et dans les stalles savoisiennes86. Il existe enfin des cycles prophétiques sans thème particulier, où l’essentiel du sens réside probablement dans la présence du prophète. On va alors trouver sur les phylactères des textes connus, d’autres peu ou pas, avec des liens plus ou moins évidents. Remarquons aussi le nombre, plus ou moins important selon les œuvres, de citations des premiers versets des livres prophétiques, choix qui met l’accent sur la présence du personnage, son autorité prophétique et son lien avec l’écriture de la Bible.

47Au terme de l’examen des différents éléments qui ont pu intervenir dans le choix des citations présentées par les prophètes et après avoir nuancé des propositions anciennes ou trop hâtivement émises, on constate qu’il n’y a pas de réponse générale à notre interrogation et qu’il faut être particulièrement prudent dans nos conclusions. On ne peut bien sûr pas nier les liens entre le sermon de Quodvultdeus, les drames liturgiques de Noël et les inscriptions, mais il est évident que d’autres éléments ont sans doute contribué à la popularité de ces phrases, parmi lesquels la liturgie, les commentaires des Pères de l’Église et d’autres facteurs dont nous ne pouvons évaluer l’ampleur.

Notes

1 Luc XXVI, 27.

2 Discours de Paul devant le roi Agrippa ; Actes XXVI, 22-23.

3 De nombreuses phrases analogues sont recensées dans l’index général des œuvres d’Augustin : PL 34, col. 623. Albert Lecoy de la Marche, Œuvres complètes de Suger, Paris, 1867, p. 205.

4 Les non-croyants sont traditionnellement considérés comme les destinataires officiels de ces textes ; sans doute peut-on introduire quelques nuances dans cette affirmation, comme nous le verrons plus loin.

5 Dans notre catalogue, chaque fois que l’occasion se présente, une note renvoie aux « sources traditionnelles » des cycles prophétiques ; ces éléments vont être repris et les hypothèses émises par nos prédécesseurs seront précisées avant d’envisager les choses sous un angle différent. Le tableau 2 rassemble des versets fréquemment retrouvés dans les inscriptions, parfois sous une forme éloignée de la formulation biblique ou dont l’usage fréquent s’explique par la liturgie ou d’autres traditions.

6 Par « drames liturgiques », nous comprenons aussi pour plus de facilité les lectures dialoguées.

7 Julien Durand, « Monuments figurés du Moyen Âge d’après les textes liturgiques », Bulletin Monumental 34 (1888), p. 528-552.

8 Émile Male, L’Art religieux du xiie siècle en France, Paris, Armand Colin, 1928, p. 139-148.

9 PL 62, col. 1117-1138. Quodvultdeus, correspondant d’Augustin, a fui Carthage avec d’autres prêtres lors de l’invasion des Vandales Ariens en 439 et est mort à Naples.

10 Karl Young, The Drama of the medieval church, Oxford, Clarendon Press, 1962, p. 131.

11 Officia propria Festorum Salernitae Ecclesiae, Naples, 1594, cité par Karl Young, The Drama…, t. II, p. 133.

12 À tort cependant. Des signes à l’encre rouge marquent certes le début des paroles attribuées aux prophètes et le nom de deux d’entre eux, Isaïe et Jérémie, est écrit en rouge dans la marge. Selon W. Noomen, ces indications à l’encre rouge dateraient toutefois du xve siècle : Willem Noomen, « Le jeu d’Adam. Étude descriptive et analytique », Romania 89 (1968), p. 155-193.

13 Marius Sépet, « Les prophètes du Christ. Étude sur les origines du théâtre au Moyen Âge », Bibliothèque de l’école des chartes 28 (1867), p. 1-67. Paris, BnF, ms. lat 1139 : tropaire à l’usage de Saint-Martial de Limoges, fol. 15 et suivantes. Deus homo fit / De domo Davit / Natus hodie.

14 Marius Sépet, « Les prophètes du Christ... », p. 23.

15 Willem Noomen, « Le jeu d’Adam… », p. 148 : « Par son titre aussi bien que par le contexte où il figure, le Jeu d’Adam se rattache étroitement à la liturgie ». K. Young pensait que l’Ordo prophetarum de Limoges était lu aux matines du premier janvier après la lecture de la 9e leçon et avant le chant du 9e répons (Fête de la Circoncision). Une récente édition du texte est désormais disponible : Le Jeu d’Adam, éd. Véronique Dominguez, Paris, Honoré Champion, 2012.

16 Ulysse Chevallier, Ordinaires de l’église cathédrale de Laon (xiie et xiiie siècles) suivis par deux mystères liturgiques, Paris, Picard, 1897, p. 385-389.

17 Charles Du Cange, Glossarium ad scriptores mediae et infimae latinitatis, t. 3, p. 255-256 ; Karl Young, The Drama of the medieval church…, t. 2, p. 154-166.

18 D’autres personnages, en plus des prophètes proprement dits, témoignaient dans les drames liturgiques : Élisabeth et Zacharie, Jean Baptiste, la Sybille et Virgile. La présence de ces deux derniers a été expliquée précédemment. Nous n’avons pas attaché d’importance aux trois premiers, compte tenu du fait que les textes qui leurs sont attribués sont connus de tous et surtout parce qu’ils ne se trouvent qu’occasionnellement dans les cycles prophétiques, en Italie ou en France. Ces personnages sont encore présents dans les drames d’Arles et de Salerne, mais disparaissent dans le Jeu d’Adam.

19 Italie 3.

20 Dorothy Glass, « Otage de l’historiographie : l’Ordo Prophetarum en Italie », Cahiers de civilisation médiévale 44 (2001), p. 259-273.

21 Sant’Angelo in Formis (Italie 27).

22 Chapiteau du cloître de Moissac (France 14).

23 Italie 27, France 14, Italie 20.

24 Isaïe VII, 14 est cité 32 fois et Isaïe XI, 1, 10 fois ; Baruch III, 36-38 se retrouve sur 23 phylactères ; Daniel IX, 24 est repris 19 fois dont 18 sous la forme Cum venerit. Le verset du Deutéronome attribué à Moïse est inscrit 16 fois et Balaam présente 12 fois le texte des Nombres XXIV, 17.

25 Sur 35 ensembles italiens, 19 comportent des prophètes avec plusieurs textes du Sermon et 9 où il n’y en a qu’un. En France, sur 23 ensembles, 5 présentent plusieurs textes communs avec le Drame et 10 qui n’ont qu’un seul de ses textes. En Allemagne, 6 sur 18 ont 2 ou 4 citations du Sermon et 3 en ont une seule.

26 Quodvultdeus, Liber de promissione et praedictione Dei, PL 51, col. 817-838, et éd. René Braun, Paris, Le Cerf, 1964 ; Evagre, Altercatio inter Theophilum christianum et Simonem judaeum, PL 20, col. 1165-1180 ; Isidore de Séville, De Fide Catholica contra Judaeos, PL 83, col. 449 à 538.

27 Nous avons repéré un grand nombre de ces textes, recherche complétée pour les œuvres moins connues par Bernhard Blumenkranz, Juifs et Chrétiens dans le monde occidental 430-1096, Paris et La Haye, Mouton et Cie, 1960 ; Gilbert Dahan, Les intellectuels chrétiens et les juifs au Moyen Âge, Paris, Le Cerf, 1990. Dans le monde grec et oriental, Eusèbe de Césarée, Éphrem de Nisibe, Grégoire de Nysse ou Jean Chrysostome avaient aussi rédigé des textes semblables.

28 Cité par Bernhard Blumenkranz, Juifs et Chrétiens…, p. 73.

29 Gilbert Dahan, Les intellectuels chrétiens…, p. 342. Gilbert Crispin, Disputatio Judaei cum Christiano, PL 159.

30 Bernhard Blumenkranz, Juifs et Chrétiens…, p. 30.

31 À propos de ces comparaisons entre le Sermon de Quodvultdeus, les drames liturgiques et les écrits de la polémique avec les Juifs principalement, il convient de noter que si nous avons passé en revue de nombreux textes patristiques, il est évident que nous n’avons pas pu les examiner tous, ni les étudier en détail.

32 Dorothy Glass, « Otage de l’historiographie… », p. 259-273.

33 Les trois versets de Baruch sont ici considérés comme un seul texte.

34 Ces textes sont facilement accessibles grâce à René-Jean Hesbert, Corpus antiphonalium officii, Rome, 1963-1979. Devant le nombre important de citations prophétiques répertoriées, il ne saurait être question de rechercher des mentions de chacune d’entre elles dans les textes liturgiques. En ce qui concerne les lectures, nous allons donc nous limiter à retrouver des mentions des textes les plus fréquents lus tout au long de l’année ou à des moments clés de l’année liturgique.

35 Antienne 2 : sicut pluvia in vellus descendisti (CAO, 4441) ; antienne 3 : Rubrum quem viderat Moyses incombustum (CAO, 4669) ; antienne 4 : Germinabit radix Jesse : orta est stella ex Jacob : Virgo peperit Salvatorem (CAO, 2941).

36 Giuseppe Fiocco, « Il culto dei propheti a Venezia », Atti del convegno internazionale sul thema : L’Oriente christiano nella storia dell civilà, Rome, 1964, p. 716-718.

37 La question de la transformation des versets est un thème de recherche en soi, qui dépasse largement la pratique de l’épigraphie ; c’est pourquoi elle ne sera évoquée que rapidement dans les développements suivants, en sachant qu’il manque encore une étude sur ce sujet pourtant passionnant.

38 Charles Cahier, Caractéristiques des saints dans l’art populaire, Paris, 1867 ; nouvelle édition : Bruxelles 1966, planches XIV et XV.

39 Italie 8 ; Royaume-Uni 3.

40 PL 39, col. 2107.

41 Ce manuscrit est désormais conservé au J. Paul Getty Museum de Los Angeles.

42 Jacques Stiennon, Suzanne Collon-Gevaert, Jean Lejeune, L’art mosan aux xie et xiie siècles, Bruxelles, 1961, p. 226.

43 Paul Diacre, Homélie XVII pour la vigile de la Nativité (d’après Origène), PL 20, col. 1163.

44 http://matthaeusglyptes.blogspot.fr/2014/03/fit-porta-christi-pervia.html (consulté le 21/01/2016).

45 Bernard Capelle, « Marie dans la liturgie », Maria : études sur la Sainte Vierge, Paris, Beauchesne, 1966, p. 219-224. Les Quatre Temps de décembre se célèbrent la semaine suivant le troisième dimanche de l’Avent.

46 CAO, 5404 (une seule attestation).

47 Grégoire de Nysse, Orario in die natalem Christi, PG 46, col. 1133-1136 et Éphrem, Commentaire du Diatessaron, n° 121, p. 57, cité par Françoise Breynaert, http://www.mariedenazareth.com/qui-est-marie/marie-buisson-ardent (consulté le 9 novembre 2015). On trouve de nombreuses autres références à la maternité virginale dans l’œuvre d’Éphrem.

48 François Boespflug, « Un étrange spectacle : le Buisson ardent comme théophanie dans l’art occidental », Revue de l’Art 97 (1992), p. 12-13.

49 Sur l’un des calices de Trzemeszno (Pologne), le Christ apparaît dans le buisson devant Moïse qui se déchausse ; l’Annonciation et Aaron devant la verge fleurie sont figurés à côté : « Metallkunst von der Spätantike bis zum auensgehen Mittlelalter », Schriften der Frühchristlich-byzantinischen Sammlung, Berlin, 1982, t. 1, p. 208-209.

50 Romanos le Mélode, Hymnes, éd. José Grodidier de Matons, Paris, Le Cerf, 1964, p. 61.

51 Id., p. 119.

52 Id., p. 145.

53 Id., p. 93. La comparaison est également reprise dans le quatrième hymne, p. 151.

54 Id., p. 21 à 41.

55 Id., p. 55.

56 Cette recherche a été réalisée en utilisant les données des index patristiques et en effectuant un examen minutieux des textes des Contra en premier lieu, des écrits mentionnant les prophètes et aussi de nombreux écrits patristiques dédiés à la Vierge.

57 Pierre Damien, PL 145, col. 46 et PL 144, col. 513 ; Paul Diacre, PL 95, col. 1187 ; Haymon, PL. 116, col. 82.

58 François Avril, Danielle Gaborit-Chopin, Le temps des croisades, Paris, Gallimard, 1982, p. 213.

59 Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, éd. et trad. E. Grapin, Paris, Le Cerf, 1905.

60 Quodvultdeus, Liber de promissione et praedictione…, t. 2, p. 497 : Intuemur quiescente ordine regum Juda et Israël, vel Levitico sacerdotio, cum Herodes rex alienigena Hebraeo imperavit, cessante unctione quam Daniel propheta praedixerat cessaturam ne unctos reges vel sacerdotes sequeretur ille populus, praesente jam aeterno rege et sacerdote Christo qui est expectatio gentium.

61 Isidore de Séville, De Fide Catholica contra Judaeos, PL 83, col. 462.

62 Cité par Karl Young, The Drama of the medieval church…, t. 2, p. 286.

63 Id., p. 297.

64 Id., p. 301.

65 Id., p. 305.

66 Raymond d’Aquilers, Historia francorum qui ceperunt Jerusalem, cité par André Vauchez, Saints, prophètes et visionnaires : le pouvoir surnaturel au Moyen Âge, Paris, Albin Michel, 1999, p. 99.

67 http://www.mhra.org.uk/publications/Twelfth-Century-Psalter-Commentary-in-French-for-Laurette-dAlsace-1 (consulté le 18/12/2017).

68 Agricol-Joseph Fortia d’Urban, « Histoire et ouvrages de Hugues Metel né à Toul en 1080 », Mémoire pour servir à l’histoire ecclésiastique du xiie siècle, Paris, 1839, p. 152-153.

69 Jean Dun Scot, Ordinatio, Prologus, éd. https://franciscan-archive.org/scotus/opera/dun01059.html (consulté le 25/05/2015).

70 États-Unis 2 et France 20.

71 Isaïe LIII, 4-5 : CAO IV, 6618 ; Isaïe LIII, 7a : CAO IV, 7661 ; Isaïe LII, 7b : CAO II, 4097.

72 France 19.

73 Prague, ms. 14. A.13 fol. 4vo.

74 Arthur Watson, The Early Iconography of the Tree of Jesse, Londres, Oxford University Press, 1934, p. 83.

75 PL 141, col 320-323. Voir en particulier l’article de Margot Fassler, « Mary’s Nativity, Fulbert of Chartres, and the Stirps Jesse: Liturgical Innovation circa 1000 and Its Afterlife », Speculum 96 (2000), p. 389-434.

76 France 4 et 18 ; Italie 11.

77 On y retrouve Deutéronome XVIII, 15, Baruch III, 36, Aggée II, 8 et généralement une des deux citations habituelles d’Isaïe.

78 Autriche 2, France 16.

79 Allemagne 3, Allemagne 14, France 2, Allemagne 12.

80 Italie 5.

81 Voir supra.

82 Allemagne 8.

83 Allemagne 3.

84 Royaume-Uni 2, Allemagne 7.

85 Lectionnaire de l’archevêque Frédéric, Cologne, Dombibliothek, ms. 59, reproduit dans Rhin-Meuse, Art et Civilisation, 800-1400, Bruxelles, 1972, pl. 541, p. 508.

86 Paris, BnF, ms. lat. 9220 ; Françoise Gay, « Le choix des textes des prophètes face aux apôtres au Credo », Pensée, image et communication en Europe médiévale. À propos des stalles de Saint-Claude, Besançon, Asprodic, 1993, p. 185-192.

Pour citer ce document

Par Françoise Gay, «Des sermons et des drames à la liturgie : le contenu», In-Scription: revue en ligne d'études épigraphiques [En ligne], Livraisons, Deuxième livraison, mis à jour le : 07/04/2021, URL : https://in-scription.edel.univ-poitiers.fr:443/in-scription/index.php?id=223.