Du livre à la pierre : l’écriture dans les inscriptions gothiques

Par María Encarnación Martín López
Publication en ligne le 01 juin 2017

Texte intégral

1« L’écriture est un phénomène social unique, et il est toujours le même dans un même système, indépendamment de la matière écrite ou de la géographie1 ». Ainsi s’exprimait en 1953 le savant espagnol Joaquín María de Navascués en précisant que « l’écriture monumentale mozarabe (visigótica) est la même que la majuscule employée dans les livres2 ». Cette intuition a été développée dans la pratique dans plusieurs travaux de recherche3. Vicente García Lobo a par exemple précisé les théories de Navascúes en définissant l’écriture de notoriété par le terme d’écriture publicitaire :

Nos hemos decidido por el presente título (La escritura publicitaria) - pues en él podríamos incluir tanto la escritura epigráfica como la escritura análoga que encontramos fundamentalmente en titulos, incipits y explicits de los códices medievales. En efecto, creemos que el calificativo “publicitaria” es el que mejor conviene a ambas escrituras que - ya lo adelantamos ahora - sólo difieren en el medio o soporte y, por supuesto, en el proceso de materialización gráfica del que se derivan algunas diferencias accidentales4.

2Cette digression historiographique peut servir d’arrière-plan méthodologique au parcours qui sera le nôtre au sujet de l’écriture publicitaire que l’on trouve aussi bien dans les codices que dans les inscriptions et les documents5. Nous verrons comment l’écriture publicitaire évolue d’abord dans les livres et les documents puis dans les inscriptions, par nature plus conservatrices6. Le cadre chronologique de cette évolution graphique est très ample et s’étend du xiiie au xvie siècle, de la société dynamique et changeante du bas Moyen Âge à l’époque moderne où l’usage de l’écriture connaît un développement sans précédent dans le milieu documentaire comme dans celui des livres et de l’écriture publicitaire. L’ensemble de ces phénomènes induisent des évolutions majeures dans les formes l’écriture, y compris dans le domaine de l’écriture publicitaire qui a donné naissance à des formes diverses dont nous présentons, par commodité, une classification élémentaire : écriture gothique majuscule, écriture gothique minuscule et écriture gothique proto-humanistique. Nous étudierons ces évolutions exclusivement dans le cadre de la culture urbaine où les centres des professionnels de l’écriture (principalement les monastères) ont contribué à la régularité des formes ainsi produites7.

L’écriture gothique du xiiie siècle

3L’écriture gothique trouve son origine dans une évolution lente et naturelle de l’écriture caroline du xiie siècle (aussi appelée écriture romane par certains auteurs8) ; cette évolution est provoquée, selon Walter Koch, par un nouveau sentiment stylistique. Les caractères alphabétiques de la majuscule, d’origine capitale et onciale, sont pleins de dynamisme et se caractérisent par d’amples espaces et des formes rondes, visibles dans les graphies fermées qui apparaissent déjà au début de siècle (d’abord dans le E oncial et, plus tard, dans le C rond9).

4Les premiers symptômes de cette évolution apparaissent dans les manuscrits à partir de la fin du xiie siècle, et dans les inscriptions au début du xiiie siècle10. Vers 1162, l’écriture publicitaire des manuscrits évolue vers les formes gothiques. Une telle affirmation est basée sur l’étude comparative des codices provenant des scriptoria de San Isidoro et de la cathédrale de León. Le monastère de chanoines réguliers de San Isidoro de León possédait, dans la seconde moitié du xiie siècle, un scriptorium dynamique où exerçaient plusieurs scribes professionnels dans ce qu’il faut considérer comme une véritable école de calligraphie à la fin du siècle. Le patronage du roi Fernando II et l’engagement de l’abbé Menendo ont permis d’appuyer des projets aussi importants que la copie de la « Bible romane », exécutée en 1162 (comme l’indique son prologue) et célèbre pour la qualité exceptionnelle de ses miniatures. Il s’agit d’une œuvre richement décorée, écrite sur deux colonnes de 45 lignes et reliée en trois grands volumes de parchemin (les exemples que nous prenons proviennent du premier volume). Le texte présente une caroline évoluée et élégante mais les tituli (incipit et explicit) montrent en revanche une écriture plus évoluée que nous identifions comme une gothique (fig. 1). On le remarque notamment avec des lettres telles que le E et le D onciaux et le D capital de formes bombées, ainsi que le G et le H ; le M oncial ferme ses deux premiers traits pour former un O ; la troisième ligne du T se ferme pour clore le signe.

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Fig. 1 : Bible « romane » de San Isidoro de León (voir l’image au format original)

5Le même phénomène s’observe dans d’autres codices contemporains, comme l’Évangéliaire conservé à la cathédrale de León (ACL, ms. 26) qui montre les mêmes particularités graphiques. Ce codex, formé de 115 feuillets à colonne unique de 24 lignes, mesure 175 x 246 mm. La caroline de module élégant qui compose l’écriture permet de dater le manuscrit du milieu du xiie siècle. On peut y lire le livre des Maccabées (f. 1-13) et les Évangiles (f. 14r-115r). À la différence de la Bible luxueuse de San Isidoro, cet évangéliaire est d’usage quotidien pour les oraisons des dignitaires de la cathédrale, d’où le décor réduit, limité aux seules lettres, et une écriture très sobre. On peut observer les mêmes caractéristiques dans l’Eucologe de la messe (ACL, ms. 27), probablement daté dans la seconde moitié du xiie siècle (fig. 2 et fig. 2bis).

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Fig. 2 : Eucologe de la messe (Archivo catedral de León, cod. 27) (voir l’image au format original)

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Fig. 2bis : Eucologe de la messe (Archivo catedral de León, cod. 27) (voir l’image au format original)

6En ce qui concerne les inscriptions, nous devons attendre au moins un demi-siècle, c’est-à-dire jusqu’au début du xiiie siècle, pour trouver les mêmes caractéristiques graphiques. Les lettres de cette période tendent aux formes arrondies d’influence onciale, même si elles restent isolées et ne présentent aucune conjonction, à la différence de ce que l’on pouvait observer aux époques antérieures. Cette absence de composition contribue précisément au développement de formes fermées. Le A substitue les traits droits par des courbes. Le D présente deux formes, capitale et onciale, même si cette dernière sera très vite la plus caractéristique et la plus courante. Son module grossit progressivement à mesure qu’avance le xiiie siècle au point de faire disparaître la haste. Le E présente lui aussi deux formes : capitale, avec des traits rectilignes, et onciale, avec des formes rondes. La forme du G est courbe, avec une tendance rapide à la fermeture et à l’épaississement du corps de la lettre. Le second trait démarre très au-dessus du premier trait vertical. C’est également le cas pour le H. Le M conserve la forme capitale, avec des traits droits, mais sera remplacé par le M oncial qui ferme les premiers traits en une boucle. Le N présente également deux formes, l’une capitale et l’autre minuscule agrandie qui modifie sa forme pour ressembler à un R. Le P, comme le G ou le D, tend à faire grossir la boucle pour réduire le trait droit. Le T présente une forme capitale même si c’est le T à trait vertical courbe et à trait horizontal ondulé qui domine. La tendance, comme dans d’autres cas, consiste à fermer le corps de la lettre, en développant le trait de la base de la ligne d’écriture vers le haut (fig. 3).

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Fig. 3 : Inscription funéraire de Jean, cathédrale de León (voir l’image au format original)

7Il existe un lien entre les abréviations des manuscrits et celles des inscriptions. Les abréviations sont en effet les mêmes pour les formes, les signes et les mots abrégés dans l’écriture ordinaire et dans l’écriture publicitaire11. Il faut cependant pointer quelques particularités de l’écriture publicitaire en ce qui concerne la fréquence et la spécialisation des abréviations. Dans l’écriture publicitaire, on trouve des abréviations spécifiques, non pas tant en raison du type d’écriture qu’en fonction de la nature du texte. De même, la fréquence plus ou moins grande du recours aux abréviations est liée aux variations dans la quantité d’espace disponible, indépendamment du support envisagé12. Notons toutefois que l’abréviation pour la finale -us dans l’écriture gothique fait l’objet d’un déplacement progressif vers la droite pour se placer sur la ligne d’écriture, comme s’il s’agissait d’une lettre supplémentaire (fig. 4). Les techniques calligraphiques (conjonctions, enclavements et traits complémentaires) sont plus ou moins nombreuses selon la longueur du texte et la quantité d’espace disponible. Les entrelacements de lettres diminuent au xiiie siècle et leur abandon pourrait être lié à la volonté de rendre le texte plus lisible. En revanche, le recours aux enclavements - en général des voyelles dans des consonnes - redevient fonction de l’espace disponible. Les points de séparation entre les mots sont d’un usage régulier ; généralement superposés par trois13, ils confèrent une certaine solennité au texte.

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Fig. 4 : Inscription funéraire de l’abbé Guillaume, musée de León (voir l’image au format original)

L’évolution graphique au xive siècle

8L’écriture gothique du xive siècle présente des traits morphologiques très caractéristiques qui rendent son identification aisée. Les différences fondamentales entre l’écriture gothique du xiiie siècle et la graphie du xive siècle concernent l’allongement du module ; comme le signalait Walter Koch, « plus tard, à partir du milieu du xive siècle, le style s’allonge : les lettres sont étroites et deux fois plus hautes que larges »14. L’évolution culmine avec la tendance générale des lettres à se fermer sur elles-mêmes. Ces caractéristiques apparaissent, selon W. Koch, vers le milieu du xive siècle en Allemagne. En revanche, dans la Péninsule ibérique, on peut les déceler dès la fin du xiiie siècle, où l’écriture gothique évoluée, aux formes étroites et allongées, apparaît d’abord dans les documents solennels. On la trouve par exemple dans les documents d’Alphonse X (intitulationes, rota), comme dans le privilège émis à Sahagún le 5 avril 1255 en faveur de la cathédrale de León confirmant tous les privilèges antérieurs15 (fig. 5). Dans les manuscrits, la majuscule gothique est remplacée par la minuscule de grand module et tracée à l’encre rouge (fig. 6).

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Fig. 5 : Privilège d’Alphonse X (voir l’image au format original)

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Fig. 6 : Grammaire du xive siècle (San Isidoro de León, cod. 39A) (voir l’image au format original)

9En ce qui concerne la morphologie, les lettres ouvertes comme le C, le E, le F, le S, ou le T tendent à se fermer complètement. Le L, de tracé simple, incorpore à son ductus un troisième trait vertical à droite. Ce troisième trait monte et se développe jusqu’à la fermeture de la lettre. En conséquence, les lettres se rapprochent et se ferment, compliquant ainsi la lecture dans les dernières décennies du xive siècle. Il convient de signaler par ailleurs l’introduction de traits rectilignes dans quelques lettres et le retour de certaines formes capitales, notamment pour le A, le M ou le V (fig. 7a et fig. 7b). L’écriture montre une différence très nette entre les pleins et les déliés : les traits verticaux descendants, exécutés théoriquement avec toute la largeur de la plume, sont les plus gras, alors que les traits horizontaux, exécutés avec le fil de la plume, sont les plus fins. Pour ce qui est des abréviations, la relation entre la fréquence de leur emploi et la quantité d’espace disponible est plus évidente. Les textes sont en général plus longs qu’à l’époque antérieure. L’ordinator devra abréger davantage. Les conjonctions, les enclavements et les juxtapositions sont désormais fonction de l’espace d’écriture, même s’il semble que les entrelacements sont abandonnés au profit d’une plus grande lisibilité. Un exemple significatif dans ce sens pourrait être l’inscription funéraire du prieur don Beltrán de Aramón, à San Miguel de Escalada, daté de 1328 où les conjonctions et les enclavements se multiplient (fig. 8).

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Fig. 7a : Inscription funéraire du chanoine Juan, Cathédrale d’Oviedo (voir l’image au format original)

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Fig. 7b : Inscription funéraire du chanoine Juan, Cathédrale d’Oviedo (voir l’image au format original)

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Fig. 8 : Inscription funéraire pour Aramon, San Miguel de Escalada (voir l’image au format original)

L’écriture gothique du xve siècle

10À partir de 1400, l’écriture minuscule devient l’écriture des inscriptions et fait disparaître presque complètement l’écriture majuscule comme écriture publicitaire. Il s’agit d’un phénomène sans précédent en épigraphie et ce changement découle fondamentalement de l’influence du livre sur les inscriptions. L’irruption de la minuscule dans le domaine de l’écriture publicitaire a ses antécédents au xive siècle. En Allemagne, les exemples les plus anciens d’écriture minuscule dans les inscriptions sont très précoces ; ils datent des années 1320. Dans le dernier quart du xive siècle, elle a déjà dépassé la majuscule16. En France, les premiers exemples datent des années 1340 et concernent les épitaphes du nord-est de l’hexagone17. En Espagne, l’écriture gothique minuscule ne se généralise pas avant 140018. Nous connaissons seulement quatre inscriptions du xive siècle écrites en minuscules : deux, de datation sûre, proviennent de Valence19 ; les deux autres, d’authenticité douteuse, sont de la région de León. Il s’agit de l’épitaphe de Rodrigo de Valcárcel de 1328, conservée dans le monastère cistercien de Carracedo (León), et de l’épitaphe d’Alphonse Fernández Ginés, dans l’église de Santo Tomé de Zamora, de 136520.

11L’explication de ce changement rapide et radical se trouve dans la conjonction de trois phénomènes : la décadence de l’écriture gothique, la diffusion du livre et de la lecture, et l’allongement des messages publicitaires. La cause principale de ce changement reste cependant l’influence du livre sur les inscriptions. La diffusion du livre en général, et du livre de luxe en particulier, en tant qu’élément de prestige social, influera résolument sur l’adoption par les inscriptions de l’écriture minuscule (celle de la gothique formata ou solennelle) comme écriture publicitaire. Ce phénomène connaît un précédent dans le monde manuscrit où les codices d’usage quotidien de la fin du xiie siècle remplacent les tituli majuscules, plus coûteux, par des tituli en écriture minuscule. Les livres liturgiques continuent à utiliser la majuscule avec une fonction publicitaire, mais les livres les plus ordinaires (au contenu pédagogique ou littéraire) commencent à utiliser la minuscule en la distinguant du corps de texte par l’usage de l’encre rouge21.

12Dans les inscriptions, la minuscule sait répondre aux contraintes de textes plus longs où les formules diplomatiques abondent, l’inscription constituant pour la société du bas Moyen Âge un moyen efficace de diffusion de messages juridiques. L’inscription devient un substitut du document, comme le montre la décision de Pierre Cabeza de Vaca, évêque de León, de publier sous forme universelle et permanente dans une inscription son décret accordant une indulgence à tout fidèle répondant aux conditions mentionnées dans le texte ; l’inscription placée à la porte principale de la cathédrale de León garantissait la diffusion permanente et publique de sa disposition juridique. De la même façon, il devient courant que les dispositions testamentaires, surtout quand elles sont relatives aux messes, aux fondations d’anniversaires ou aux chapellenies, pénètrent le formulaire des inscriptions tumulaires. Ces clauses, brèves au départ, se développeront peu à peu et modifieront la fonction initiale des épitaphes (qui est de permettre de connaître le nom du défunt) ; il s’agit maintenant de garantir et d’assurer grâce à l’inscription le contrôle des exécuteurs testamentaires, chose que même les conciles n’avaient pu obtenir jusqu’alors.

13L’écriture gothique des inscriptions vient du domaine livresque, et notamment de la partie la plus solennelle de la production des livres, c’est-à-dire l’écriture de livres liturgiques (la « gothique du missel » selon Tomás Marín, la « gothique textuelle » - littera textualis - selon Kirchner22) (fig. 9). Ce lien entre inscription et manuscrit nous permet d’employer pour l’écriture minuscule dans le domaine épigraphique la terminologie établie pour le domaine livresque, et de qualifier ainsi l’écriture des inscriptions de « gothique minuscule », ou de « gothique calligraphique »23, de littera textualis formata (Lieftinck) au côté des variantes textualis et textualis currens, ou encore de la textura24. Peut-être pourrait-on en ce sens désigner l’écriture épigraphique comme une littera formata, formata gothique ou une minuscule gothique solennelle, termes employés notamment par V. García Lobo25.

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Fig. 9 : Exemple d’écriture gothique textualis libraria (voir l’image au format original)

14Cette écriture aurait dans les inscriptions les mêmes caractéristiques que la gothique employée dans d’autres champs de l’écriture : union de courbes opposées et tendance à l’adoption des formes anguleuses. Il existe cependant une alternative à ce ductus, alternative qui consiste en une version moins anguleuse, sans ligature ni forme ronde telle qu’elle apparaît dans les livres26. En dehors de ces quelques cas, l’écriture est donc la même que celle que l’on trouve dans les codices. Il s’agit d’une écriture de module étroit et haut, avec des hastes et des hampes peu développées et où les traits verticaux prédominent sur les traits horizontaux. Ajoutons à cela la tendance à ne pas séparer les mots qui complique encore la lecture, même si les abréviations sont peu abondantes. On remarque donc peu de différences entre le codex et l’inscription ; nous en signalons deux : la lettre E reste dans tous les cas ouverte dans les inscriptions alors qu’elle se ferme dans les livres. Une autre particularité dans les inscriptions est la prolongation des lettres I et H au-dessous de la ligne d’écriture, ce qui facilite leur identification et leur lecture (fig. 10).

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Fig. 10 : Exemple d’écriture minuscule gothique (voir l’image au format original)

15L’écriture se caractérise ainsi par des lignes géométriques brisées, comme on le remarque en particulier dans les phylactères des peintures murales, très nombreux au milieu du xve siècle. Une autre caractéristique concerne par ailleurs le mélange des formes calligraphiques et cursives qui apparaît déjà dans le codex au xive siècle. Dans les inscriptions, ce même phénomène apparaît au xve siècle ; nous donnons à titre d’exemple la dotation de chapelle faite par Juan de mera dans la cathédrale de León. L’inscription est d’une bonne facture, bien ordonnée ; la rigidité de l’ensemble est perturbée par l’emploi du S cursif, toujours en fin de mot, témoin d’une influence directe du domaine livresque (fig. 11).

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Fig. 11 : Inscription funéraire de Jean de Mera, cathédrale de León (voir l’image au format original)

16Les abréviations de cette période n’offrent aucune nouveauté par rapport à celles de l’écriture ordinaire des codices et des documents. Les monosyllabes sont réduits à la lettre initiale : la préposition de supprime le E et le pronom relatif que est réduit à la lettre Q. Les abréviations par contraction d’une seule lettre inter syllabique (N, M, E) sont également fréquentes, et servent à alléger la lecture et économiser de l’espace. L’écriture gothique minuscule ne présente ni conjonction ni enclavement. En revanche les ligatures sont fréquentes pour le D, le M et le P suivi d’une voyelle. Les signes complémentaires offrent aussi de nombreuses similitudes avec les usages manuscrits. Les points de séparation tendent à disparaître ; quand ils sont utilisés, ils constituent de vrais éléments décoratifs. Le signe composé de deux points unis par une ligne courbe fait son apparition, comme par exemple dans une inscription provenant de Dueñas (Palencia ; fig. 12 et fig. 12bis), à l’image de ce que l’on trouve dans une grammaire contemporaine (le ms. 39 de San Isidoro de León).

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Fig. 12 : Inscription funéraire de Pierre d’Acuña, Dueñas (voir l’image au format original)

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Fig. 12bis : Grammaire du xve siècle (San Isidoro de León, cod. 39) (voir l’image au format original)

17La minuscule gothique continue à être utilisée durant le xvie et xviie siècle mais elle cohabite à partir de 1480 avec d’autres écritures : la proto-humanistique et l’humanistique. D’infimes variations affectent la morphologie de la minuscule, comme les légères modifications dans les hastes et les hampes qui se dédoublent à partir de la fin du xve siècle ; l’épitaphe du chanoine de León Fernando do Campo, datée de 1480, propose une donnée chronologique fiable pour observer ce phénomène. Au xvie siècle, la division des hastes est encore plus marquée, élégante et stylisée. Les hampes des lettres P et Q sont divisées. Nous trouvons un exemple de cette évolution graphique dans l’épitaphe d’Elena Ruiz, conservée dans le cloître de San Isidoro du León (fig. 13). La stylisation et la courbure des traits sont les éléments les plus caractéristiques dans cette inscription et constituent les traits le plus significatifs de la minuscule gothique au xvie siècle. Cette tendance graphique sera prolongée dans les inscriptions en minuscule au xviie siècle, comme l’intitulatio du tombeau de l’archidiacre de Babia, dans le cloître de la cathédrale de León (fig. 14). Les traits perdent la rigidité des premières manifestations minuscules, se stylisent et s’allongent en des traits fins et élégants.

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Fig. 13 : Inscription funéraire d’Elena Ruiz, San Isidoro de León (voir l’image au format original)

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Fig. 14 : Mention du nom d’Alonso Yanes, cathédrale de León (voir l’image au format original)

Le pluralisme graphique de la fin du Moyen Âge

18Dans les deux dernières décennies xve siècle, le pluralisme graphique s’impose face à l’homogénéité observée au cours des siècles antérieurs. Ce pluralisme des écritures repose selon W. Koch sur un système de versalitas, soit la cohabitation d’alphabets distincts, et sur l’accentuation croissante des parties hautes et basses des lettres, rehaussées de lignes décoratives et de nœuds27. W. Koch donne le nom de « préhumanistique » à cette écriture (Frühumanistische capitalis - en raison de son antériorité par rapport à l’humanistique). Cette écriture contient des éléments communs à diverses écritures comme la prégothique, la capitale gothique et même des influences de l’écriture byzantine, écriture créée dans la première moitié du xve siècle par les humanistes italiens et qui connaît ses premières manifestations dans les manuscrits. Elle apparaît d’abord en Allemagne et gagne le reste de l’Europe entre les années 1440 et 1530 grâce aux conciles de Constance et de Bâle. En Italie, cette écriture fut à peine utilisée puisque la capitale humanistique est déjà largement diffusée et employée à cette date. En Espagne, vers 1480, l’écriture publicitaire revient aux formes majuscules récupérées des écritures antérieures, c’est-à-dire des majuscules gothiques des xiiie-xive siècles, mais aussi des graphies carolines et visigothiques. En raison de l’influence des ateliers d’artistes, le goût pour la diversité domine et on donne à l’écriture une valeur hautement décorative.

19Cette écriture majuscule cohabite avec la minuscule gothique, non seulement dans le temps, mais aussi dans le même contexte, voire dans le même texte. Les retables et les stalles du gothique tardif présentent ainsi des alphabets distincts avec des fonctions différentes : les phylactères portent des minuscules et les cartouches identifiant les personnages sont en majuscules (fig. 15). Dans la même inscription, l’ordinator établit une hiérarchisation du texte à partir des alphabets utilisés. Aussi est-il fréquent que, sur les phylactères, l’hortatio ou l’invocatio soit écrite en minuscules et suivie de la référence biblique en majuscules. On peut observer la diversité des formes des lettres dans des explanationes des stalles de la cathédrale de León ; Zacharias est identifié par une inscription tracée en majuscule gothique du xive siècle alors que pour Ezéchiel, l’écriture est hétérogène : les deux premiers E sont des gothiques fermées (que nous appelons du xive siècle) ; la troisième est un E prégothique (fig. 16 et fig. 16bis). L’explanatio concernant saint Nicolas est décorée de nœuds et s’inspire des formes carolines, comme pour le O par exemple. La décoration à partir de nœuds est caractéristique de cette écriture dans toute l’Europe. L’origine d’une telle décoration se trouve dans les parchemins produits, à partir de la première moitié du xiie siècle, au scriptorium de la cathédrale de León, par exemple dans les Constitutions accordées en 1120 par Diego, évêque de León. La première ligne du parchemin est tracée en interligne double dans une écriture composée de majuscules décoratives, avec une ornementation végétale et des glands sur les traits rectilignes des lettres. Il s’agit d’une solution graphique qui cherche à donner une plus grande solennité au document, dans une imitation de la documentation pontificale. Trois siècles plus tard, les mêmes éléments décoratifs se retrouvent dans les stalles du chœur de la cathédrale de León.

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Fig. 15 : Stalle, cathédrale de León (voir l’image au format original)

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Fig. 16 : Stalle, cathédrale de León (voir l’image au format original)

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Fig. 16 bis : Stalle, cathédrale de León (voir l’image au format original)

20La persistance de l’écriture préhumanistique reste toujours à déterminer. La date de sa disparition est encore inconnue et dépend de conclusions partielles établies sur le matériel épigraphique étudié pour le xvie siècle. Une fois que l’on a pris en compte ces limites, on peut admettre que la préhumanistique entre dans une certaine décadence à partir de 1520, moment où elle est progressivement remplacée par les écritures humanistiques.

Notes

1 Navascués José María, El concepto de Epigrafía. Consideraciones sobre la necesidad de su ampliación, Madrid, 1953, p. 77.

2 Ibid.

3 García Lobo Vicente, « La escritura publicitaria en la Península Ibérica. Siglos x-xiii », Inschrift und Material. Inschrift und Buchschrift, Munich, Verlag der Bayerischen Akademie der Wissenschaften, 1999, p. 151-190 ; Martin Lopez María Encarnación, « La escritura publicitaria en la Península Ibérica. Siglo XV », ibid., p. 191-206.

4 García Lobo Vicente, « La escritura publicitaria en la Península Ibérica. Siglos x-xiii », p. 151.

5 La même écriture publicitaire se trouve accidentellement dans les documents. García Lobo Vicente, « La escritura publicitaria de los documentos », De litteris, manuscriptis, inscriptionibus (Festschrift zum 65. Geburstag von Walter Koch), Munich, Bolhäu, p. 229-255.

6 García Lobo Vicente, « La escritura publicitaria en la Península Ibérica. Siglos x-xiii », p. 146 : « La escritura publicitaria parece evolucionar primero en el medio ordinario - el pergamino - que en el medio epigráfico […] parece evidente que la escritura epigráfica es más conservadora y más retardataria en su evolución. Parece, pues, evidente también, que los calígrafos epigráficos se inspiran y toman las formas gráficas publicitarias del medio ordinario, fundamentalmente de los códices ».

7 Les centres occasionnels sont ceux dont la production épigraphique est peu abondante - en général une ou deux inscriptions. Dépourvus de scriptorium, ils sont habituellement situés dans les églises rurales dans lesquelles les nécessités de communication publicitaire se limitent à laisser la trace d’un fait ou d’une pensée ; ces inscriptions sont en général maladroites calligraphiquement et techniquement. Les centres monastiques sont ceux dont la production est réalisée par et pour le monastère ; l’atelier épigraphique est dans le monastère et en relation directe avec le scriptorium ; ses inscriptions sont soignées et régulières. Les centres professionnels sont les scriptoria épigraphiques qui travaillent dans en relation directe avec les ateliers artistiques (une sculpture ou une peinture) ; sa production est également d’une grande qualité graphique et technique. Martin Lopez María Encarnación, « Centros escriptorios epigráficos de la provincia de Palencia », De litteris, manuscriptis, inscriptionibus (Festschrift zum 65. Geburstag von Walter Koch), Munich, Bolhäu, p. 203-227.

8 L’appellation « majuscule romane » ne concerne pas une écriture concrète mais plutôt certaines tendances de l’alphabet capital à s’ouvrir aux formes onciales. Voir à ce sujet Koch Walter, « Inscripciones y estudios epigráficos de los países de lengua alemana », Estudios Humanísticos, 18 (1996) p. 172.

9 Koch Walter, « Inscripciones y estudios epigráficos de los países de lengua alemana », p 176. On verra également du même auteur au sujet de la majuscule gothique, Koch Walter, « Zur utadtrümischen. Epigraphik des 13 Jahrhunterts mit Rück blick auf das Hochmittelalter », Epigraphik 1988: Referate und Round-table-gespräche: Fachtagung für mittelalterliche und neuzeitliche Epigraphik. Graz, 10-14 mai 1988, Vienne, Osterreichischer Akademie der Wissenschaften, 1990, p. 271-282 ; Koch Walter, « Auf dem Wege zur gotischen Majuskel. Anmerkungen zur epigraphischen Schrift in romanischer Zeit », Inschrift und Material Inschrift und Buchschrift. Fachtagung für mittelalterliche und neuzeitliche Epigraphik. Ingolstadt 1997, Munich, Verlag der Bayerischen Akademie der Wissenschaften, 1999, p. 225-247. Sur l’Espagne, nous disposons de plusieurs états de la question : Tasca Cecilia, « Stato attuale degli studi sull’epigrafia catalana bassomedievale », Anuario de Estudios Medievales, 16(1986), p. 631-637 ; Gimeno Blay Francisco, « Materiales para el estudio de las escritura de aparato bajomedieval. La colección epigráfica de Valencia », Epigraphik 1988: Referate und Round-table-gespräche: Fachtagung für mittelalterliche und neuzeitliche Epigraphik. Graz, 10-14 mai 1988, Vienne, Osterreichischer Akademie der Wissenschaften, 1990, p. 195-216.

10 D’une façon générale, on peut affirmer qu’en ce qui concerne les inscriptions, les territoires occidentaux de la Péninsule et les scriptoria occasionnels ou de culture rurale sont plus lents et conservateurs à l’heure d’accepter les nouveaux changements graphiques.

11 García Lobo Vicente, « Las inscripciones medievales de San Isidoro de León. Un ensayo de Paleografía epigráfica medieval », Santo Martino de León (Ponencias del I Congreso Internacional sobre Santo Martino en el VIII Centenario de su obra literaria. 1185-1985), León, Presses universitaires, 1987, p. 373-398, ici p. 382 : « Es cierto que las abreviaturas epigráficas no plantean problemas específicos y que se corresponden fielmente con las de la escritura ordinaria ». Voir aussi id., Las inscripciones de San Miguel de Escalada. Estudio crítico, Barcelone, El Albir, 1982, p. 22 et 24-26.

12 Ibid. p. 182.

13 Ibid., p. 183.

14 Koch Walter, « Inscripciones y estudios epigráficos de los países de lengua alemana », Estudios Humanísticos, 18 (1996), p. 176.

15 León, Archivo Catedralicio, nº 1117 ; publié par Ruiz Asencio José Manuel, Colección documental de la catedral de León, vol. VIII, León, Archivo histórico diocesano, 1993, p. 250, nº 2148.

16 Koch Walter, « Inscripciones y estudios epigráficos de los países de lengua alemana », Estudios Humanísticos, 18 (1996), p. 177.

17 Debiais Vincent, Favreau Robert, Treffort Cécile, « L’évolution de l’écriture épigraphique en France au Moyen Âge et ses enjeux historiques », Bibliothèque de l’École des chartes, tome 165 (janvier-juin 2007), p. 101-137. Cette dernière référence nuance la chronologie établie précédemment dans Favreau Robert, Les inscriptions médiévales, Turnhout, Brepols, 1979, p. 75.

18 En Galice, par exemple, on observe un fort conservatisme dans les sépultures où non seulement survivent les modèles mais aussi l’écriture gothique majuscule du xive siècle jusque dans le premier quart du xve siècle ; voir par exemple le sépulcre de chevalier dans l’église du monastère cistercien de Sobrado dos Monxes (A Coruña).

19 C’est un Monumentum aedificationis de 1376 et un Epitaphium sepulcrale de 1384. Gimeno Blay F., op. cit.

20 Les doutes quant à l’authenticité des pièces concernent deux points : en premier lieu le fait qu’il s’agisse d’une plaque murale et non d’un couvercle de sarcophage ; en second lieu la présence d’une écriture minuscule à une date très précoce. Nous ne pouvons rien affirmer avant l’achèvement du corpus des inscriptions de la province de León. Jusqu’au xiiie siècle, les inscriptions funéraires nécrologiques se présentaient toujours dans les murs tandis que les inscriptions sépulcrales prenaient place sur le couvercle de la sépulture. Au xive siècle, les épitaphes sépulcrales pourront être réalisées sur des plaques indépendantes de l’inhumation. Ce changement peut s’expliquer par la forte demande d’enterrements de laïcs dans les lieux sacrés (cloîtres et chapelles principalement). Les épitaphes sont incrustées dans le mur quand la sépulture est au sol. Dans une période de grande monumentalité funéraire, la plate tombe a été choisie de préférence en signe d’humilité. Voir Ariés Philippe, L’homme devant la mort, Paris, Seuil, 1977, p. 202.

21 Voir par exemple les manuscrits de Santo Martino, conservés à la Bibliothèque de San Isidoro de León.

22 Kirchner Joachim, Scriptura Gothica Libraria: a saeculo XII usque ad finem medii aevi LXXXVII imaginibus illustrata, Monachii et Vindobonae, Munich, Rudolfi Oldenbourg, 1966, p. 201 ; Derolez Albert, The Paleography of Gothic Manuscript Books: From the Twelfth to the Early Sixteenth Century, Cambridge, University Press, 2003.

23 Marín Tomas, Paleografía y Diplomática, Madrid, UNED, 1987, t. I, p. 306.

24 Koch Walter, « Inscripciones y estudios epigráficos de los países de lengua alemana », p. 177.

25 García Lobo V., « Las inscripciones góticas de la catedral de León (siglos xv y xvi) Cuestiones paleográficas », Vienne, 2007, conferencia.

26 Sanz Fuentes María Josefa, « Paleografía de la Baja Edad Media Castellana », Anuario de estudios medievales, 21(1991), p. 531.

27 Les sculpteurs et les tailleurs utilisaient des écritures tirées de collections d’échantillons avec une haute valeur décorative. Koch W., « Inscripiones y estudios epigráficos de los países de lengua alemana », p. 178.

Pour citer ce document

Par María Encarnación Martín López, «Du livre à la pierre : l’écriture dans les inscriptions gothiques», In-Scription: revue en ligne d'études épigraphiques [En ligne], Livraisons, Première livraison, mis à jour le : 01/03/2022, URL : https://in-scription.edel.univ-poitiers.fr:443/in-scription/index.php?id=141.

Quelques mots à propos de :  María Encarnación Martín López

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